Du bon usage de la diversité

— L’art du pot-pourri

1. La variété est la grande loi du vivant1« La diversité est dans la nature des choses, comme dans celle des êtres vivants. […] Tout, dans le monde, décline le récit de la diversité. » (Claude HAGÈGE, Contre la pensée unique, 2012, Paris, éd. Odile Jacob, p. 8). — « la façon de faire la plus générale que la Nature ait suivie », dit Montaigne2« […] je ne hais point les opinions contraires aux miennes. Il s’en faut tellement que je m’effarouche de voir de la discordance entre mes jugements et ceux d’autrui, et que j’aie de l’incompatibilité pour la société de [certains] hommes parce qu’ils ont un autre jugement et un autre parti que les miens qu’au contraire — étant donné que la diversité est la façon de faire la plus générale que la Nature ait [adoptée et] suivie, plus encore pour les esprits que pour les corps parce qu’ils sont faits d’une substance plus souple et susceptible de prendre plus de formes, — je trouve bien plus rare de voir s’accorder nos dispositions d’esprits et nos desseins. Et il n’y eut jamais au monde deux opinions pareilles, pas plus que deux cheveux ou deux grains. Leur manière d’être la plus générale, c’est la diversité. » (Michel DE MONTAIGNE, Les Essais [en français moderne], 1592, Paris, éd. Gallimard [2009], coll. Quarto, Livre II, chap. 37, p. 952).. C’est, par conséquent, la grande affaire de l’humanité3« Ce n’est pas l’homme, mais les hommes qui peuplent notre planète. La pluralité est la loi de la terre. » (Hannah ARENDT, La vie de l’esprit, 1978, Paris, éd. PUF [2005], coll. Quadrige, p. 38).. Car les différences qui existent entre les êtres produisent des frictions autant qu’elles constituent des atouts — on l’a mentionné à d’assez nombreuses reprises. La diversité — son existence et sa permanence — est un état de fait (la présence de choses ou d’êtres hétéroclites) qui, à l’instar de la variété et de la pluralité, chasse l’uniformité. Mais tandis que la variété résonne comme une diversité heureuse et harmonieuse — raison pour laquelle elles ne sauraient être confondues4« Tous ces termes supposent pluralité de choses comparées entr’elles. […] Diversité, marque assemblage ou succession d’êtres différents & considérés sans aucune liaison entr’eux. Cet univers est peuplé d’êtres divers. Variété, se dit d’un assemblage d’êtres différents, mais considérés comme parties d’un tout, d’où leur différence chasse l’uniformité, en occasionnant sans cesse des perceptions nouvelles. Il règne entre les fleurs de ce parterre une belle variété. Bigarrure ne diffère de variété, que comme le bien & le mal ; & il se dit d’un assemblage d’êtres différents, mais considérés comme des parties d’un tout mal assorti & de mauvais goût. Quelle différence entre un homme & un autre homme ! Quelle diversité dans les goûts ! quelle bigarrure dans les ajustements ! » (DIDEROT, « Bigarrure, Diversité, Variété, Différence (Gramm.) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 2, 1751/1772, Paris, éd. Le Breton, Durand, Briasson & David, p. 247). —, la diversité renvoie à une hétérogénéité boiteuse et, dans la plupart des sociétés, à une cacophonie qu’il convient de faire cesser (voyez la ségrégation et l’apartheid, les conversions forcées et les abjurations publiques).

2. Pour l’être normalement constitué, la diversité demeure difficile à manier5« On ne fait que projeter autour de soi son petit cinéma intime. » (Paul GUIMARD, Les Choses de la vie, 1967, Paris, éd. Denoël, p. 146). — considération qui, avec la précédente, introduit l’idée d’une nécessaire gestion de la différence, ce que l’autrice appelle le bon usage de la diversité. Ainsi la pluralité — choix de culture et non simple fait de nature — autorise-t-elle l’expression de la diversité, énoncé qui fait écho au pluralisme politique (diversité des partis et des opinions) et au respect des minorités (égalité des droits, interdiction des discriminations). Le rôle de la démocratie est précisément d’organiser la diversité6« […] la démocratie est, en profondeur, l’organisation de la diversité. » (Edgar MORIN (avec Boris Cyrulnik), Dialogue sur la nature humaine, 2000, La Tour-d’Aigues, éd. de l’Aube, p. 57)., de la mettre en musique (changer la cacophonie en symphonie), en refusant de nier — à la manière des totalitarismes — les particularités qui font l’humanité7« La grandeur de la démocratie, c’est de ne rien nier et de ne rien renier de l’humanité. » (Victor HUGO, Les Misérables, Tome 4, 1862, Paris, éd. Pagnerre, p. 181)..

3. Il faut bien comprendre que raisonner en termes de différence conduit à penser selon le mécanisme de la comparaison, opération intellectuelle qui aboutit à une évaluation puis à un jugement. Certaines différences sont perçues comme positives (souhaitables donc à encourager), d’autres comme négatives8« Parler de la diversité des cultures en termes de différence désamorce ainsi d’avance ce que l’autre de l’autre culture peut avoir d’extérieur et d’inattendu, à la fois de surprenant et de déroutant, d’égarant et d’incongru. Le concept de différence nous place dès l’abord dans une logique d’intégration — à la fois de classification et de spécification — et non pas de découverte. La différence n’est pas un concept aventureux. Au regard de la diversité des cultures, ne serait-elle pas un concept paresseux ? » (François JULLIEN, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, 2012, Paris, éd. Galilée, coll. Débats, pp. 28-29). (indésirables donc à décourager) — dans tous les cas, l’examen de ces différences finit en classement9« La différence suppose une comparaison de deux ou plusieurs choses, entre lesquelles on aperçoit des qualités communes à toutes, par lesquelles elles conviennent, & des qualités particulières à chacune & même peut-être opposées, qui les distinguent. » (DIDEROT, « Bigarrure, Diversité, Variété, Différence (Gramm.) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 2, 1751/1772, Paris, éd. Le Breton, Durand, Briasson & David, p. 247)., en une hiérarchisation qui conduit les individus à se fondre dans la masse en s’alignant sur la norme (perdre un accent, taire son homosexualité, cacher son autisme, etc.). La lectrice saisit que l’essentiel de ces comportements (évaluation et adaptation) se produit hors du droit, ce pourquoi ils sont si difficiles à corriger. La variété est pourtant un des charmes de l’humanité — quel plaisir y aurait-il à aimer son exact semblable10« Plus nous sommes différents, plus c’est agréable de nous aimer. » (Olaf STAPLEDON, Sirius, 1944, Paris, éd. Denoël [1976], coll. Présence du Futur, trad. Claude Fournier, p. 74). ?

4. Où l’on en vient à l’art du pot-pourri — dit pourri car emprunté à l’espagnol olla podrida, dont l’origine n’est pas claire et dont, par conséquent, on fera grâce au lecteur. En revanche, c’est d’abord un terme de cuisine — ce que l’autrice ignorait parfaitement — acculturé, semble-t-il11« Pot-pourri touche lui aussi au monde de la cuisine et du spectacle. C’est un ragoût qu’il désigne quand il arrive dans notre langue sous la plume de Rabelais. » (« De la cuisine à la scène », Dire, ne pas dire, Bonheurs & surprises, Académie française [en ligne], 2 juin 2016)., à la langue française par François Rabelais12« Sur l’issue de table fut apporté un pot pourri, si par cas famine n’eut donné trêve, & était de telle amplitude & grandeur, que la patine d’or, laquelle Pythius Bithinus donna au Roi Daire, à peine l’eut couvert. Le pot pourri était plein de potages d’espèces diverses, salades, fricassées, saugrenées [fricassées de pois et de fèves], cabirotades[ragoûts de viandes], rôti, bouilli, carbonnades [préparations de viandes grillées], grandes pièces de bœuf salé, jambons d’antiquailles, saumates déifiques [divins ragoûts de cochons], pâtisseries, tarteries, un monde de coscotons à la moresque [farine granulée cuite dans un bouillon, dérivé de couscous] : fromages, jonchées, gelées, fruits de toutes sortes. Le tout me semblait bon & friant : je toutefois n’y tâtais [goûtais], pour être bien rempli & refait [rassasié]. » (François RABELAIS, Le Cinquiesme et le dernier livre, 1564 [posthume], [sans lieu ni éditeur], chap. 22, p. 62).. Il s’agit d’un « amas confus de plusieurs choses», plus précisément d’un « ragoût composé de plusieurs ingrédients friands »13« Pot-pourri, est un amas confus de plusieurs choses. On le dit d’un ragoût composé de plusieurs ingrédients friands qui n’a point de nom particulier. » (Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Pot)., « viandes assaisonnées & cuites ensemble avec diverses sortes de légumes. »14« On appelle Pot pourri, Différentes sortes de viandes assaisonnées & cuites ensemble avec diverses sortes de légumes. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd., 1694, Pot). Nous voilà ramenés à une époque assez lointaine, preuve que la tradition culinaire française est fort ancienne. Pour la lectrice contemporaine, cependant, le pot-pourri désigne un « Mélange odoriférant de fleurs, d’herbes, d’épices, etc. destiné à parfumer une pièce ; [mélange disposé dans un] récipient, souvent muni d’un couvercle perforé, contenant ce mélange. »15Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Pot-pourri, 2. Au XVIIIe siècle, le pot-pourri pouvait également s’entendre d’une eau parfumée16« Pot-pourri, en terme de Parfumeur, est une eau composée de plusieurs herbes odoriférantes & de plusieurs autres ingrédiens, dont on a exprimé l’odeur dans une quantité si parfaitement égale, qu’aucune ne l’emporte sur l’autre. » (Anonyme, « Pot-pourri », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 13, 1751/1772, Paris, éd. Le Breton, Durand, Briasson & David, p. 177). ou d’un mélange de parfums17« On le dit aussi de ces compositions que les femmes font de plusieurs parfums mêlés dans un pot pour faire sentir bon dans leur chambre. » (Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Pot)..

5. Tout aussi ancien, le sens figuré du pot-pourri appliqué à la culture. Le lecteur connaît évidemment la « Pièce musicale, morceau formés d’un enchaînement de mélodies, d’airs ou de chansons connus. L’orchestre a exécuté un pot-pourri de « Faust », de « Carmen ». »18Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Pot-pourri, 3, Figuré, Musique. Mais le mot s’emploie aussi en matière de littérature, au moins depuis le XVIIe siècle : « Il se dit figurément d’Un livre ou d’un autre ouvrage d’esprit, composé du ramas de plusieurs choses assemblées sans ordre & sans choix. »19Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd., 1694, Pot. Furetière étend ce sens à l’être humain : « On dit au figuré d’un homme qui a beaucoup de lecture, qui sait beaucoup de bonnes choses, mais confusément, que c’est un pot-pourri de doctrine. »20Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Pot. Autant d’usages qui apportent leur lot de précisions et concourent à mieux cerner l’art du pot-pourri, le bon usage de la diversité.

6. À relire les définitions qui précèdent, on constate en effet que le concept de pot-pourri peut être pris en bonne ou en mauvaise part — en bonne part, l’harmonie, le goût ; en mauvaise part, la confusion, le désordre. La sélection est constamment sous-entendue : il faut choisir des plantes, des ingrédients, des œuvres qui s’accorderont. S’agissant d’êtres humains, la question est plus délicate ; elle intéresse directement la politique migratoire de chaque État, régulation sans doute nécessaire mais largement utopique — quel pays peut se targuer de n’avoir aucun clandestin sur son sol ? Quoi qu’il en soit, l’autrice propose de traiter le thème du bon usage de la diversité, humaine évidemment, à travers le triptyque national : Liberté, Égalité, Fraternité.

7. Devise de la France depuis 194621Constitution du 27 octobre 1946, article 2, alinéa 3., réaffirmée dans la Constitution de 195822Constitution du 4 octobre 1958, Préambule & article 2, alinéa 4., la formule apparaît, semble-t-il, sous la plume de Robespierre peu après la Révolution française, en tout cas ces trois termes sont présentés ensemble23« D’un autre côté, il est impossible que les gardes nationales deviennent elles-mêmes dangereuses à la liberté, puisqu’il est contradictoire que la nation veuille s’opprimer elle-même. Voyez comme partout, à la place de l’esprit de domination ou de servitude, naissent les sentiments de l’égalité, de la fraternité, de la confiance, et toutes les vertus douces et généreuses qu’ils doivent nécessairement enfanter ! » (ROBESPIERRE, Discours sur l’organisation des gardes nationales, 1790, Paris, éd. Buisson, pp. 26-27). ; entre les deux, elle deviendra le principe (terme intéressant) de la Deuxième République24« Elle [la République Française] a pour principe la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l’Ordre public. » (Constitution du 4 novembre 1848, Préambule, IV). — naturellement, le Second empire et le régime de Vichy (gouvernements autoritaires), écarteront cette devise. C’est désormais la boussole de la République, dont aucun Français n’imagine la remise en cause, malgré l’évidente référence masculine — des féministes proposent, à des fins militantes, l’alternative Liberté, Égalité, Sororité, variation amusante qui porte à reconsidérer les valeurs de la République et, plus essentiel encore, leur application concrète.

1. Liberté

8. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui25« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, article 4). ; l’égalité consiste à pouvoir être traité sans a priori ; la fraternité (ou solidarité) consiste à pouvoir être aidé par la collectivité dans ses besoins légitimes. L’ensemble de ces trois principes forme le socle de l’idéal républicain, qui n’a jamais été atteint en pratique.

— L’autonomie

9. La liberté dont il est ici question s’entend d’une prérogative politique : celle de pouvoir agir sans contrainte26« Liberté, se dit aussi de l’état de pouvoir agir sans obstacle & sans empêchement. » (Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Liberté). et, en principe, sans avoir à demander d’autorisation. Concrètement, les citoyens sont libres d’activer certains droits27« Terme de droit politique. Liberté politique, ou, simplement, liberté, jouissance des droits politiques que la constitution de certains pays accorde à chaque citoyen […] » (Émile LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, 2e éd., 1874, Paris, éd. Hachette, V° Liberté, 5). comme de les ignorer28« Cicéron définit la liberté ; La puissance de vivre à sa fantaisie, & sans aucune cause ou empêchement qui nous contraigne à faire une chose plutôt qu’une autre. » (Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Liberté). (nul n’est forcé de se marier) et d’agir sans approbation ni déclaration, préalables par essence. Au contraire même, le régime de la liberté se fonde sur le principe de la responsabilité (liberté n’est pas insouciance29« Amusés de tout, inquiets de rien : libres. » (Natalie CLIFFORT BARNEY, Pensées d’une amazone, 1921, Paris, éd. Émile-Paul, p. 148).) : chacun est libre d’agir, à charge pour lui d’assumer les éventuelles conséquences négatives de ses actes (par exemple, une condamnation en diffamation après exercice de sa liberté d’expression). Ainsi, en régime de liberté, le principe est que le contrôle ne s’exerce pas a priori (avant d’agir) mais a posteriori (après coup). C’est donc un système fondé sur l’autonomie des citoyens qui peuvent faire non pas uniquement ce qui est spécialement autorisé mais tout ce qui n’est pas interdit — latitude qui, naturellement, suppose l’encadrement du pouvoir30« […] condition d’un État où le pouvoir exécutif est soumis au contrôle, direct ou indirect, des citoyens, par opposition aux États où le pouvoir est absolu ou despotique. » (LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, op. cit., Liberté, 5)..

10. Les gouvernants, en effet, ne sauraient intervenir arbitrairement dans la vie des citoyens… Dans le cas contraire, le régime politique tournerait à l’oppression : d’illégitimes (ou inutiles) restrictions viendraient borner la liberté des citoyens — de la liberté comme autonomie des citoyens à l’égard du pouvoir politique, la lectrice a saisi. Plus intéressante est la question de l’usage que font les citoyens de leurs droits. Car il en va de la liberté comme du reste : on peut en faire une excellente utilisation comme un emploi détestable31« […] on sait si peu se servir de la liberté en France, qu’on se dépêchera de mal user du peu qu’on nous donne, et vite alors on reprendra plus qu’on ne nous avait pris, pour nous dire : « Vous voyez, c’est votre faute ! » » (George SAND, Lettre à Alexandre Dumas fils, le 21 janv. 1867, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 5, 1883/1884, Paris, éd. Calmann Lévy, p. 175). — ainsi de l’abus de droit qui ne vise à user d’une liberté que pour nuire à autrui32« Attendu qu’il ressort de l’arrêt attaqué que Coquerel a installé sur son terrain attenant à celui de Clément-Bayard, des carcasses en bois de seize mètres de hauteur surmontées de tiges de fer pointues ; que le dispositif ne présentait pour l’exploitation du terrain de Coquerel aucune utilité et n’avait été érigée que dans l’unique but de nuire à Clément-Bayard […] ; que, dans cette situation des faits, l’arrêt a pu apprécier qu’il y avait eu par Coquerel abus de son droit et, d’une part, le condamner à la réparation du dommage causé à un ballon dirigeable de Clément-Bayard, d’autre part, ordonner l’enlèvement des tiges de fer surmontant les carcasses en bois. » (Cour de Cassation, Chambre des requêtes, arrêt du 3 août 1915, pourvoi n° 00-02.378).. C’est que la liberté n’est pas l’absence de contrainte mais plutôt la possibilité de choisir ses contraintes33« Être libre, quand ce ne serait que pour changer sans cesse d’esclavages. » (Natalie CLIFFORD BARNEY, Éparpillements, 1910, Aubervilliers, éd. Personna [1982], p. 33)., liberté qui entraîne immédiatement une responsabilité, juridique ou simplement matérielle, mais toujours morale34« Affirmer la liberté, c’est prendre sur soi l’origine du mal. » (Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, 1969, Paris, éd. du Seuil, p. 422). : même dans les dictatures, l’homme choisit35« La liberté c’est l’homme. — Même pour se soumettre, il faut être libre ; pour se donner, il faut être à soi. Celui qui se serait abdiqué d’avance, ne serait plus homme, il ne serait qu’une chose… Dieu n’en voudrait pas ! » (Jules MICHELET, « Liberté, fécondité. Stérilité des Jésuites », dans Jules MICHELET & Edgar QUINET, Des Jésuites, 1843, Paris, éd. Hachette & Paulin, p. 65). mais, ayant choisi, il lui est demandé d’assumer son choix — raison pour laquelle certaines personnes sont pénalement irresponsables (les enfants, les fous).

11. Par ailleurs, la juste possession d’un droit n’en fait pas l’exercice raisonnable36« De la possession d’un droit à l’exercice raisonnable et utile de ce droit, il y a un abîme. » (George SAND, Lettre à Joseph Mazzini, le 23 mai 1852, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 2, op. cit., p. 333).. Pour être pleinement exercée, la liberté requiert en effet que deux conditions au moins soient réunies : des moyens concrets d’une part, une volonté affirmée d’autre part37« Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un « totalitarisme universel », bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! » (Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Lettre au Général Chambe, le 30 juil. 1944, veille de sa mort, dans Écrits de guerre. 1939-1944, 1982, Paris, éd. Gallimard, p. 380). — sans quoi, en fait de liberté, il ne s’agit que d’assignation, d’un enfermement qui ne dit pas son nom. Poussons l’analyse plus loin et voyons dans les droits reconnus aux citoyens des potentialités, des actions en puissance, des possibilités d’agir (voire de conquérir de nouvelles libertés) — « Les libertés ne sont que des chances offertes à l’esprit de liberté. »38« Il est vrai que la liberté ne doit pas faire oublier les libertés. Mais quand les hommes ne rêvent plus de cathédrales, ils ne savent plus faire de belles mansardes. Quand ils n’ont plus la passion de la liberté, ils ne savent plus édifier les libertés. On ne donne pas la liberté aux hommes, de l’extérieur, avec des facilités de vie ou des Constitutions : ils s’assoupissent dans leurs libertés, et se réveillent esclaves. Les libertés ne sont que des chances offertes à l’esprit de liberté. » (Emmanuel MOUNIER, Le Personnalisme, 1949, Paris, éd. PUF [1992], coll. « Que sais-je ? », p. 74). Ainsi se perdent tant de droits (l’entreprise, le mariage, le vote) dont on ne fait rien ou presque. Par exemple, le bon exercice des libertés d’opinion et d’information devrait théoriquement aboutir à la manifestation de la vérité en toutes matières39« Tout refoulement de la pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent. » (George SAND, Protestation insérée dans le journal la Liberté à Paris, le 23 sept. 1867, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 5, op. cit., p. 222).. On en est loin. C’est que l’usage d’un droit exige un effort : il n’est de liberté effective sans action ; laissé en jachère, un droit s’éteint et s’envole. Et puis le juste exercice de la liberté commande la maîtrise de soi40« La liberté, c’est l’empire que nous avons sur nous-mêmes. » (Citation attribuée à Grotius, juriste néerlandais du XVIIe s.)., ainsi qu’une certaine éthique, ce pourquoi la dépendance demeure voluptueuse à beaucoup de gens41« Il y a des gens qui ne sont heureux que dans la dépendance, et à qui l’on rend un vrai service en leur enlevant leur libre-arbitre. » (George SAND, Le Diable aux champs, 1857, Paris, éd. Jaccottet & Bourdilliat, p. 191)..

— La tolérance

12. Ce sont là des vérités faciles à énoncer mais difficiles à entendre : la liberté a ses servitudes, au rang desquelles la tolérance. Que penseriez-vous d’un voisin ou d’un collègue qui, vous voyant user d’un droit légitime, vous critiquerait injustement, simplement parce que votre conduite diffère de la sienne ou bien qu’elle lui déplaît ou encore qu’il vous jalouse ? Vous penseriez — et vous auriez raison — qu’il n’a rien à répliquer et qu’on est encore en démocratie (c’est la formule consacrée). Autrement dit, vous exhorteriez votre collègue ou voisin à la tolérance. Et si vous étiez du genre à pontifier comme l’autrice, vous ajouteriez qu’en république, la tolérance est un devoir. Étymologiquement la capacité à supporter, à endurer, laquelle requiert patience et résignation, la tolérance n’est pas qu’une indifférence polie : chez l’exalté, elle est une vraie souffrance42« Autant la tolérance est aisée à l’indifférent et au cynique, autant elle est difficile à celui qui possède une conviction. La tolérance comporte la souffrance, la souffrance de tolérer l’expression d’idées révoltantes sans se révolter. » (Edgar MORIN, Éthique, 2004, Paris, éd. du Seuil, p. 118)., celle d’avoir à accepter un mode de vie et de pensée différent du sien.

13. Ce qui fait douter le convaincu, c’est l’incrédulité du prochain, incrédulité qu’il devient urgent de tourner en croyance, du moins en imitation — une vérité ne devient vraiment vraie que lorsqu’elle est unanimement partagée. De là l’étrange succès de l’intolérance, laquelle réclame énergie et vigueur (la haine est une puissance destructrice) — laisser faire et laisser passer n’exigeant qu’une indifférence bonhomme ou goguenarde. Dans ces conditions, la tolérance est-elle une indulgence, c’est-à-dire une bonté, ou bien une faiblesse, c’est-à-dire une lâcheté ? Admettre la différence43« Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis. Je crois aisément qu’il a des qualités différentes des miennes. Parce que je me sens lié à une forme, je ne contrains pas les gens à s’y plier, comme chacun le fait. Et je conçois et crois [bonnes] manières de vivre opposées ; au contraire du commun des hommes, j’admets en nous plus facilement la différence que la ressemblance. » (Michel DE MONTAIGNE, Les Essais [en français moderne], 1592, Paris, éd. Gallimard [2009], coll. Quarto, Livre I, chap. 37, p. 283). ne coûte pas cher au je-m’en-foutiste : quand on ne se préoccupe de rien ou uniquement de soi (ce qui revient au même), l’ouverture d’esprit tient de la paresse ou de l’insensibilité. Or la tolérance n’est pas le flegmatisme ; c’est une attitude beaucoup plus active qu’on ne le croit en général44« La tolérance n’est pas une position contemplative. C’est une attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ceux qui veulent être tolérant. » (Claude LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, 1952, Paris, éd. Folio [1989], coll. Essais, p. 85). — le détachement demande tant d’efforts à l’esprit inquiet. La tolérance prescrirait presque d’encourager ce qui est contraire à ses propres opinions — à condition, bien sûr, que les comportements tolérés et encouragés ne soient nuisibles à personne45« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. / La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, articles 4 & 5)..

14. Si le relativisme et l’indulgence sont de meilleure augure que le fanatisme et la superstition46« Le relativisme était déjà la leçon de Montaigne qui conclut à la nécessaire indulgence. Son ami Pierre Charron (1541-1603) en reprend la démarche dans La Sagesse (1601). Montrant la place de la superstition et l’influence du milieu dans les croyances de tous les hommes, il condamne donc toute forme d’intolérance et de fanatisme. » (Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 16 oct. 2021)., c’est qu’ils laissent à chacun la responsabilité de ses propres actes et, avant cela, une pleine latitude de se déterminer. Latitude, car chaque personne est la mieux placée pour savoir ce qui lui convient (ou, plus prosaïquement, quelles erreurs elle a besoin de faire pour progresser) ; responsabilité car il n’y a sur la Terre qu’une seule réalité qui s’applique à tous (ou, plus exactement, un corps de règles morales dont, un jour ou l’autre, la véhémence frappe tous les malfaisants). Mûrissant patiemment, l’autrice essaie de perdre cette vilaine habitude qui consiste à juger et à commenter tout ce qui ne la regarde pas — elle aimerait que ses contemporains en fassent autant… Car au bout du compte la critique isole (elle entretient à plein l’illusion de séparation), quand la tolérance rapproche : elle autorise la rencontre — simplement échanger quelques mots de politesse — et permet de lier connaissance. Constater quelques points communs suffit à rendre la cohabitation possible et, se connaissant mieux, on n’imagine moins, on est plus serein.

2. Égalité

— La neutralité

15. La concession (accorder, dans sa grande bonté, un droit « qui était d’abord contesté »47Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Concéder, 2, Figuré.) suppose un empire que vous n’avez pas : en démocratie, nul n’est en position d’autoriser ou de refuser par lui-même que les autres vivent selon ce qu’ils sont ; c’est la loi — norme supérieure à toute individualité — qui fixe la règle du jeu48« Elle [la France] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. » (Constitution de 1958, article 1er, alinéa 1).. Ainsi l’invitation à la tolérance (prescription morale) devient-elle une injonction au respect (prescription juridique) : respect de l’intégrité physique (ne pas tuer ni frapper), respect de l’intégrité morale (ne pas insulter ni harceler), respect de la propriété (ne pas voler ni casser), etc. C’est pourquoi l’égalité aboutit dans les faits à une sorte de contrepartie de la liberté : du point de vue de la liberté, vos droits sont les devoirs des autres ; du point de vue de l’égalité, vos devoirs sont leurs droits. Tout cela est juridiquement contestable mais factuellement éclairant — l’autrice sait pouvoir compter sur la sollicitude de sa lectrice.

16. Sur le plan juridique, l’égalité s’oppose d’abord à l’inégalité (c’est son versant positif) : tandis que la société d’Ancien Régime reposait sur les privilèges (étymologiquement des lois particulières), la République proclame l’égalité de tous les citoyens — quelle que soit leur condition, tous les citoyens ont les mêmes libertés et les mêmes obligations, en théorie du moins49« La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, article 6).. Mais l’égalité s’oppose aussi à l’équité — c’est son versant moins sympathique —, l’équité qui postule que l’on donne à chacun ce dont il a besoin. Là où l’égalité considère que tous ont le même dû et la même charge, l’équité s’adapte à la situation réelle de chaque citoyen : protéger les plus vulnérables, aider les plus faibles, faire contribuer les plus aisés50« Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, article 13)., etc. Si l’égalité s’entend originellement de ce qui est plat ou uni (l’égalité d’un terrain, puis l’égalité d’humeur), la signification s’en est déportée vers la justice : l’équité — qui dérive de la même source — implique une répartition, c’est-à-dire une intervention humaine : la correction des inégalités naturelles, au Moyen Âge par la charité, aujourd’hui par la solidarité.

17. Car étant un principe posé a priori et abstraitement51« Le droit, inventé pour protéger les Sociétés, est établi sur l’Égalité. La Société, qui n’est qu’un ensemble de faits, est basée sur l’Inégalité. Il existe donc un désaccord entre le Fait et le Droit. » (BALZAC, Le Curé de village, Tome 2, 1841, Paris, éd. Souverain, p. 39)., l’égalité s’oppose immédiatement à la diversité qui s’offre à la vue de chacun52« La simple proclamation de l’égalité naturelle entre tous les hommes et de la fraternité qui doit les unir, sans distinction de races ou de cultures, a quelque chose de décevant pour l’esprit, parce qu’elle néglige une diversité de fait, qui s’oppose à l’observation… » (Claude LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, 1952, Paris, éd. Folio [1989], coll. Essais, p. 22).. C’est précisément parce que tout est divers, varié, bigarré, que l’on doit postuler une égalité de principe — l’égalité n’est donc jamais naturelle mais conceptuelle, sociale en l’occurrence — afin de régir les êtres et de réguler les comportements. Seul le créateur peut juger intrinsèquement de la valeur et de la légitimité des actes (Dieu apprécie au cas par cas), les hommes eux doivent s’en tenir à une justice humaine — justice fondée d’une part sur des preuves (justifications produites devant une cour pour attester d’un fait ou d’un droit), justice fondée d’autre part sur des principes (directives données au juge pour trancher les litiges et condamner les personnes). Seule une intelligence suprahumaine pourrait prévoir des règles suffisamment nombreuses, précises, judicieuses et pertinentes pour que la justice soit toujours rendue absolument et parfaitement. Ainsi l’égalité ne s’oppose-t-elle pas qu’à l’inégalité et à l’équité mais également à l’arbitraire.

18. L’égalité garantit l’objectivité, une neutralité de l’ordre juridique (des règles écrites et claires disent à chacun ce qu’il peut faire, doit faire ou ne peut pas faire), neutralité qui emporte prévisibilité des solutions jurisprudentielles (c’est-à-dire la faculté d’anticiper les décisions prises par les juges et, conséquemment, la possibilité d’évaluer l’intérêt de recourir ou non à l’institution judiciaire). Reste que l’égalité ne peut pas tout, loin s’en faut — raison pour laquelle on en appelle si souvent à l’équité. Car le bon usage de la diversité ne saurait consister en l’application d’une stricte égalité qui abolit la variété53« L’humanité s’installe dans la mono-culture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. » (Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, 1955, Paris, éd. Plon [1984], p. 37). et pénalise l’excellence54« L’égalité : un niveau d’infériorité. » (Natalie CLIFFORD BARNEY, Pensées d’une amazone, op. cit., p. 27).. Si des disparités trop importantes ne peuvent qu’engendrer des tensions au sein du corps social (notamment les écarts de revenu55« Point de jalousie pour les avantages que les autres peuvent avoir sur vous. Point de susceptibilité dans vos rapports ; montrez-vous patients pour les défauts d’autrui. / Point de critique, de ces médisances qui fomentent inévitablement les discordes. » (J. CL., Du berceau à la tombe, ou Ensemble des préceptes à observer et des conseils à suivre pendant la vie, pour être sûr d’aller au ciel, 1893, Lille, éd. Société de Saint-Augustin, Desclée & De Brouwer, p. 78).), il n’en demeure pas moins que d’inévitables distinctions doivent structurer les sociétés, distinctions sociales sans doute56« Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 1er). (en tout cas pour quelques siècles encore), distinctions nationales aussi — le besoin d’affirmer son identité n’a pas disparu dans un monde mondialisé, peut-être même au contraire.

— L’utopie

19. Le concept a déjà été mentionné (le pragmatisme, l’avenir, la Corée du Nord) et illustré de diverses façons (le livre numérique, la civilisation, la cité, le jardin, la carte de Tendre) ; méditons la merveilleuse définition de Littré : « Plan de gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur de chacun, et qui, dans la pratique, donne le plus souvent des résultats contraires à ce qu’on espérait »57C’est le second sens, figuré. Le sens propre est le « Pays imaginaire où tout est réglé au mieux, décrit dans un livre de Thomas Morus qui porte ce titre. » (LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, op. cit., Utopie, 1 & 2.. Merveilleuse définition, disait l’autrice, car l’auteur n’est guère réputé pour son ironie ni son cynisme. C’était un positiviste : pour lui, l’utopie sans interprétation ni incarnation était vouée à l’échec58« Voilà le secret du Littré, dans la conscience collective : faire avec nos propres mots, notre infime discours, de l’admirable, du subtil, de l’inconnu ; construire avec les superbes débris de la littérature une description sèche, par là convaincante, d’un système idéal auquel il nous fait accéder. » (Alain REY, Littré, l’humaniste et les mots, 1970, Paris, éd. Gallimard, coll. nrf, p. 25).. Au demeurant, cette opinion a perduré : un siècle plus tard, le biologiste Henri Laborit observe également que, pour être réalisable, l’utopie ne saurait être dogmatique59« L’Homme n’est capable de réaliser que des modèles utopiques. Ces modèles sont irréalisables tels qu’il les a imaginés et il s’en aperçoit aussitôt qu’il tente de les réaliser. L’erreur de jugement et l’erreur opérationnelle consistent alors à s’entêter dans la réalisation de l’irréalisable, et de refuser l’introduction dans l’équation des éléments nouveaux que la théorie n’avait pas prévus et que l’échec a fait apparaître ou que l’évolution des sciences, et plus simplement encore des connaissances humaines, permet d’utiliser, entre le moment où le modèle a été imaginé et celui où la réalisation démontre son inadéquation au modèle. Ce n’est pas l’Utopie qui est dangereuse, car elle est indispensable à l’évolution. C’est le dogmatisme, que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance. » (Henri LABORIT, Éloge de la fuite, 1981, Paris, éd. Gallimard, coll. Idées). — elle doit laisser du champ à l’adaptation et à l’évolution.

20. Or toute utopie propose un ordre qui exclut le hasard (donc la diversité et la fantaisie60« Toutes les utopies sont déprimantes, parce qu’elles ne laissent pas de place au hasard, à la différence, au « divers ». Tout a été mis en ordre et l’ordre règne. / Derrière toute utopie, il y a toujours un grand dessein taxinomique : une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. » (Georges PEREC, Penser/Classer, 1985, Paris, éd. Points [2015], coll. Essais, p. 155).). En découle une évidente fonction consolatoire (l’utopie fait rêver, elle propose un monde meilleur61« Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardins bien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimérique. » (Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, 1966, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences Humaines, p. 9).) mais un risque tout aussi évident, celui de l’autoritarisme et de l’uniformité : l’utopie s’appuie sur la prédestination des êtres et leur égalité par catégorie (elle donne à chacun un rôle62« Il est vrai que Platon a imaginé un modèle de cité d’où toute forme de division ou d’égoïsme serait bannie et où le rôle de chacun serait fixés une fois pour toutes : mais sa cité est dirigée par un philosophe, qui n’est pas un despote ; elle reste un projet idéal, à la recherche du vrai et du bien. » (Jacqueline DE ROMILLY, Une certaine idée de la Grèce, 1992, Paris, éd. Le Livre de Poche [1994], p. 118). et lui interdit d’en sortir). En outre, l’utopie ne se conçoit qu’au prix d’une simplification excessive : nul ne peut imaginer un monde complet, encore moins parfait. Pourtant, si toutes les utopies ne se réalisent pas, il est indiscutable que les réalisations positives ont d’abord été des utopies63« […] rien n’est plus fréquent dans l’histoire du monde que de voir des utopies devenir réalités. » (Régine PERNOUD, Pour en finir avec le Moyen Âge, 1977, Paris : éd. du Seuil [1979], coll. Points-Histoire, p. 66). — si elles ne se réalisent pas, les utopies poussent la société à l’évolution64« Mais cela veut dire aussi que toute action fondée sur l’utopie a plus de chance de se révéler efficace que la reproduction balistique des comportements anciens. La seule chose dont nous puissions être sûrs, c’est qu’au niveau des sociétés humaines l’évolution existe. » (Henri LABORIT, Éloge de la fuite, 1981, Paris, éd. Gallimard, coll. Idées).. Voici ramassées quelques idées que le lecteur avait déjà en tête. Non, s’insurge-t-il ! L’autrice ne l’a pas gratifié de l’origine étymologique du mot : Utopia est le nom d’une île65Le titre du livre de Thomas MORE est De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia (Du meilleur état de la chose publique et de l’île nouvelle d’Utopie). qui ne se situe nulle part — du grec ο (non) et τόπος, tópos (lieu). Mais le lecteur sait-il que si ce projet politique imaginaire ne se situe nulle part, c’était d’abord et avant tout pour contourner la censure ? Car Thomas More écrivait sous le règne d’Henri VIII, roi anglais devenu tyrannique qui le fera finalement décapité — voilà ce que signifiait l’esprit de résistance à cette époque… Pour sa part (et toute femme qu’elle est), l’autrice écrit dans un pays libre et ne risque rien de plus que quelques méchantes polémiques à propos de son ouvrage. L’utopie est devenue réalité.

21. Tout cela est charmant, pensera la lectrice, mais que fait cette perspective utopiste dans un propos dévolu à l’égalité ? C’est que l’utopie a bien à voir avec le bon usage de la diversité ou, plus probablement, avec sa mauvaise gestion : en effet, l’utopie ne prône-t-elle pas la suprématie de l’égalité sur la liberté ? À cet égard, le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley est édifiant66« Un bâtiment gris et trapu de trente-quatre étages seulement. Au-dessus de l’entrée principale, les mots : Centre d’Incubation et de Conditionnement de Londres-Central, et, dans un écusson, la devise de l’État mondial : Communauté, Identité, Stabilité. » (Aldous HUXLEY, Le Meilleur des mondes, 1932, Paris, éd. Presses pocket [1977], trad. Jules Castier, incipit, p. 21). — décidément les Britanniques ont le chic pour ce genre de fantaisie. En prévoyant tout à l’avance, l’utopie s’oppose à la liberté et même au libre-arbitre — raison pour laquelle toute construction imaginaire un peu sérieuse ménage en son sein une opposition (clan ou faction) à l’ordre établi. Et même l’égalité n’y est pas respectée puisque tous les mondes fictifs que l’autrice a rencontrés sont fondés sur une hiérarchie et, en général, sur des classes sociales ; l’équité n’y intervient guère, en principe du moins. D’ailleurs, si désormais l’autrice prise peu — comme lectrice et cinéphile — le genre utopique, c’est que ces récits n’inventent rien de vraiment nouveau : ils ne font que recomposer le monde existant. Toute fiction fantaisiste repose sur les piliers de la civilisation : des peuples et des cités, des rôles et des statuts, des enjeux et des conflits, des langues et des mythes, des coutumes, des outils, des monnaies. Et partout, la domination masculine, la misogynie, le patriarcat. Quel esprit d’invention !

3. Fraternité

— La solidarité

22. Par où l’on en vient à la fraternité, solidarité républicaine portant secours à tous ceux qui en ont besoin. À lire le dictionnaire Littré, la fraternité s’entend d’un lien de parenté (sens 1) qui unit étroitement des personnes (sens 2) et semble impliquer aide (sens 4) et amour (sens 3) : au sens républicain, la fraternité s’entend de « l’amour universel qui unit tous les membres de la famille humaine. »67LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, Fraternité, 3. Une bonne manière de prendre les choses est de s’interroger sur la construction de la devise : trois termes et non deux. Autrement dit, qu’ajoute l’élément fraternel à la liberté et à l’égalité ? La fraternité — concept religieux68« Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères. » (La Bible, Évangile selon Mathieu, chap. 23, verset 8)., décrété dans une France encore catholique — vise à corriger la sécheresse des deux premiers termes : la fraternité doit venir amender le libre exercice de la liberté et le jeu égal de l’égalité.

23. Mieux, la fraternité doit tourner une combinaison binaire en combinaison ternaire : si l’on voulait pousser le raisonnement plus loin, il ne serait que de s’interroger sur les liens qui unissent la liberté et l’égalité, la liberté et la fraternité, la fraternité et l’égalité. Égalité et liberté postulent ce qu’on appelle l’égalité des chances mais, en réalité, elles excluent l’équité. Associée à l’égalité, seule la fraternité peut ajouter la générosité (ce qu’on appelle la redistribution) et c’est combinée à la liberté que la fraternité introduit la tolérance. Ainsi la fraternité s’entend-elle d’une solidarité dans son sens le plus général. Apparue fin XVIIIe dans le Dictionnaire de l’Académie française, la solidarité est à l’origine une notion juridique (l’engagement, par exemple entre le mari et la femme, de payer les dettes du conjoint) qui a passé dans le langage courant : la « Responsabilité mutuelle entre deux ou plusieurs personnes, qui implique entraide et assistance »69Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Solidarité, 2..

24. Sur le plan politique, la fraternité devrait naturellement découler d’une communauté de destin70« Ce n’est donc pas par le sacrifice de la dignité humaine que l’on pourra jamais conquérir le repos ; c’est par la discussion libre, et par elle seule, que l’on pourra préparer les hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l’horrible besoin de s’égorger les uns les autres. » (George SAND, Protestation insérée dans le journal la Liberté à Paris, le 23 sept. 1867, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 5, op. cit., pp. 221-222). : tous les membres d’une société étant interdépendants, tous sont concernés par le sort de leurs compatriotes et concitoyens — ne serait-ce que pour garantir la paix sociale. Si la fraternité républicaine doit s’échiner à réparer les injustices et à ménager la dignité71« De ce qu’un petit-fils d’Adam venu au monde sans malice est juste bon à rincer des bouteilles ou à balayer les lieux, il ne s’ensuit pas logiquement qu’on doive le laisser crever de faim toute sa vie. / C’est à l’homme à réparer, lorsque ses moyens le lui permettent, les petites injustices du bon Dieu. Si la pitié le lui conseille, son intérêt le lui commande, car plus un être est près de la bête, plus ses représailles sont à redouter, le jour — fatal — où lui parvient enfin la notion de l’iniquité dont il est l’innocente victime et où ses yeux viennent à s’ouvrir sur la disproportion des parts. / Payer ce qu’on doit est le meilleur moyen de ne pas s’exposer à payer un jour plus que son dû. » (Georges COURTELINE, La philosophie de Georges Courteline, 1917, Paris, éd. Flammarion [1922], pp. 38-39)., elle ne demande à personne d’aimer tout le monde. Elle recommande juste d’éviter de haïr ceux qui ont comme unique tort d’être différents (ici les gens du voyage72« Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. / Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols, et j’ai entendu de jolis mots à la Prud’homme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. » (Gustave FLAUBERT, Lettre à George Sand, vers le 15 juin 1867, à Croisset, dans Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert, 1904, Paris, éd. Calmann-Lévy, p. 85).). Ça, c’est pour le citoyen. Pour le législateur, en revanche, la fraternité enjoint de prendre en compte tous les intérêts, y compris ceux des gens qui ne votent pas. Or, de fait, la fabrique de la loi écarte tous les intérêts minoritaires ou considérés comme secondaires, ceux des femmes, des ouvriers, des enfants73« Toutes les lois sont faites par des vieillards et par des hommes. Les jeunes gens et les femmes veulent l’exception ; les anciens la règle. » (GŒTHE, Maximes et réflexions, 1833, Paris, éd. Brockhaus & Avenarius [1842], p. 130).. En fait d’intérêt général, c’est un intérêt (faussement) majoritaire qui guide l’écriture de la loi : l’intérêt des hommes, des industriels, des puissants74« La majorité, c’est personne ; la minorité, c’est tout le monde. C’est ça être de gauche. » (Gilles DELEUZE, L’abécédaire de Gilles Deleuze, entretien filmé avec Claire Parnet, 1988, réal. Pierre-André Boutang, Lettre G, Gaucher)..

— Le préjugé

25. Achevons en disant que le préjugé — opinion préconçue, « croyance qu’on s’est faite sans examen »75Littré, Dictionnaire de la langue française, op. cit., Préjugé [2], 3. — est contraire à la fraternité républicaine. Cette façon d’étiqueter son contemporain76« L’étiquetage, qui est l’équivalent « savant » de l’insulte, est aussi une stratégie commune, et d’autant plus puissante que l’étiquette est à la fois plus stigmatisante et plus vague, donc irréfutable. » (Pierre BOURDIEU, Choses dites, 1987, Paris, éd. de Minuit, p. 169). en se fondant uniquement sur les apparences, cet empressement à déduire de quelques indices la catégorie sociale à laquelle, croit-on, il appartient — puisque la discrimination procède par catégorisation77« À la fois une et plurielle, la nature de l’Homme est celle de la dissension, du rejet de l’altérité imaginée tant dans les différences physiques et sociales que dans les oppositions de consciences. La sociologie enseigne que l’identité des individus se construit sur des catégories sociales d’appartenance et que la discrimination exprime la force des préjugés projetés sur une personne qui n’en relève pas et qui se trouve alors infériorisée simplement parce que son être est craint. La discrimination est une des expressions les plus viles de la nature humaine mais aussi, malheureusement, une des plus ordinaires. » (Maëlle DRÉANO, La non-discrimination en droit des contrats, 2016, Thèse de doctorat en droit, Université de Poitiers, pp. 13-14, n° 1)., c’est-à-dire par simplification — et suspecter chez ce quidam tous les maux supposés de son engeance a quelque chose de détestable. Au reste, cette opération de qualification non pas juridique mais factuelle qu’on nomme préjugé, s’avère autant négative que positive en réalité : concrètement, le préjugé peut être favorable ou défavorable — favorable celui qui porte à la confiance et à la considération, défavorable lorsqu’il entraîne suspicion et mépris —, il peut tout autant être fondé ou infondé.

26. Or, ce qui surprend l’autrice, ce n’est pas que chacun dédaigne son prochain selon des motifs mal fondés (la malveillance est la loi de ce monde) ; c’est que chacun se fie à sa propre opinion, alors même qu’en général, il forme ses jugements à l’emporte-pièce. Or, rappelle Mme du Châtelet, préjugé n’est pas vérité78« Il ne faut pas confondre les préjugés avec les bienséances : les préjugés n’ont aucune vérité et ne peuvent être utiles qu’aux âmes mal faites […] » (Mme DU CHÂTELET, « Réflexions sur le bonheur », 1779, dans Opuscules philosophiques et littéraires, 1796, Paris : imprimerie nationale, pp. 1-40, spéc. p. 10).. S’il protège de l’inconnu et de l’inattendu79« La fonction du préjugé est de préserver l’homme qui juge d’avoir à s’exposer ouvertement et à affronter par la pensée chaque réalité qu’il rencontre. Les idéologies et les visions du monde remplissent parfaitement cette tâche de protéger de toute expérience parce qu’en elles, prétendument, toute réalité serait d’une certaine façon déjà prévue. » (Hannah ARENDT, Qu’est-ce que la politique ?, 1993, Paris, éd. du Seuil [1995], coll. Points-Essais). (sa fonction première est de faire gagner du temps), le préjugé regarde vers le passé80« Le danger du préjugé consiste précisément en ce qu’il est à proprement parler toujours — c’est-à-dire de manière extraordinairement solide — ancré dans le passé, et c’est la raison pour laquelle non seulement il précède le jugement en l’entravant, mais encore il rend impossible à l’aide du jugement toute véritable expérience du présent. Si l’on veut détruire les préjugés, il faut toujours en premier lieu retrouver les jugements passés qu’ils recèlent en eux, c’est-à-dire en fait mettre en évidence leur teneur de vérité. » (Hannah ARENDT, Qu’est-ce que la politique ?, 1993, Paris, éd. du Seuil [1995], coll. Points-Essais). : en refusant l’analyse81« […] qui dit préjugé, dit une opinion qu’on a reçue sans examen, parce qu’elle ne le soutiendrait pas. » (Mme DU CHÂTELET, « Réflexions sur le bonheur », 1779, dans Opuscules philosophiques et littéraires, 1796, Paris : imprimerie nationale, pp. 1-40, spéc. p. 10)., il s’interdit a priori toute découverte mais également toute pertinence — à priori et sens commun font rarement bon ménage ; les partis pris mettent des œillères à l’intelligence82« À vingt ans, il s’était cru libéré des routines ou des préjugés qui paralysent nos actes et mettent à l’entendement des œillères, mais sa vie s’était passée ensuite à acquérir sou par sou cette liberté dont il avait cru d’emblée posséder la somme. » (Marguerite YOURCENAR, L’Œuvre au noir, 1968, Paris, éd. Gallimard, coll. Folio, p. 223).. Pour s’en convaincre, le lecteur n’aura qu’à se remémorer toutes les fois où il s’est trompé sur quelqu’un (je n’aurais pas cru ça d’elle, je ne l’aurais pas imaginée capable de ça). Souvent, les apparences sont trompeuses et se retournent contre soi, tandis que s’extraire du préjugé pose toujours trop de difficultés pour que l’on daigne se remettre en question83« […] il faut beaucoup de force de caractère pour détacher son esprit des sens et dégager sa réflexion des idées reçues. » (CICÉRON, Devant la mort [Livre 1 des Tusculanes], 45 av. J.-C., Paris, éd. Arléa [2004], trad. Danièle Robert, p. 49)..

27. Mais s’il n’y avait que le risque de se tromper, l’autrice n’insisterait pas tant : après tout, chacun doit assumer les conséquences de sa bêtise. L’ennui est que ces préjugés contre lesquels, semble-t-il, la loi ne peut rien84« Impuissantes et vaines sont les lois contre les idées arriérées, contre l’ignorance, les erreurs et les préjugés. » (Charles BEAUQUIER, Petit manuel des esprits forts, 1906, Besançon, éd. Millot, préface, p. 3). nourrissent une pratique tellement répandue qu’elle gangrène les peuples : la discrimination, c’est-à-dire la catégorisation d’individus selon des critères qui n’ont rien à voir avec la situation en cours (la couleur de peau ne dit rien de la capacité à payer son loyer). Autrement dit, c’est de stigmatisation qu’il s’agit, opération qui n’est rien d’autre qu’une réprobation suivie d’exclusion. Tout cela peut se faire très poliment : négligemment écarter les curriculum vitæ des gens de couleur, étourdiment oublier de convoquer les femmes aux entretiens d’embauche, sciemment ignorer ceux qui ont l’accent ou l’adresse d’une banlieue, etc.

28. Ainsi, le lecteur comprend que le préjugé lutte contre l’égalité des chances, qu’il éloigne du travail ou du logement. En effet, le contentieux de la discrimination naît pour l’essentiel à l’occasion de la conclusion ou de l’exécution des contrats de bail et de travail — curieusement, quand il s’agit de vendre un bien immobilier, le propriétaire est moins regardant sur la qualité de l’acheteur (à condition, bien sûr, qu’il ait la provision sur le compte). Dès lors, la stigmatisation déterminera l’évolution future85« […] les confrontations avec le préjugé raciste ou avec les jugements classificatoires, souvent stigmatisants, des personnels d’encadrement, scolaire, social ou policier, qui à travers l’effet de destin qu’ils exercent, contribuent puissamment à produire les destinées énoncées et annoncées. » (Pierre BOURDIEU, La Misère du monde, 1993, Paris, éd. du Seuil, pp. 85-86). : elle coupe les ailes et ferme les portes à des pans entiers de la population qui auront beau redoubler d’effort, jamais n’iront jusqu’où leur talent leur aurait pourtant permis d’arriver. Et la société continue de se répéter en tournant sur elle-même, ruminant les mêmes vérités86« Nous préférons, parfois, nous écarter de ceux qui pensent autrement que nous, tant nous serions démangés de leur donner raison. » (Jean ROSTAND, Carnet d’un biologiste, 1959, Paris, éd. Stock, p. 29). et reproduisant les mêmes erreurs. L’uniformité abîme tout ; la singularité aura sacrifié la pluralité87« Singulier dont il n’est pas inutile de rappeler la valeur générale, généralisante, voire abstraite, en regard du pluriel qui confère sa valeur au détail, précis, concret et à même d’être dénombré. » (Annick DROGOU, « Bien commun, bien public, bien collectif. Entre singulier et pluriel », Humanisme, 2017, vol. 315, n° 2, pp. 53-58, spéc. p. 54)..

Sources

— Usuels, bible & droit

— Ouvrages, romans & monographies

— Articles, lettres & vidéo

Illustrations

  • 1
    « La diversité est dans la nature des choses, comme dans celle des êtres vivants. […] Tout, dans le monde, décline le récit de la diversité. » (Claude HAGÈGE, Contre la pensée unique, 2012, Paris, éd. Odile Jacob, p. 8).
  • 2
    « […] je ne hais point les opinions contraires aux miennes. Il s’en faut tellement que je m’effarouche de voir de la discordance entre mes jugements et ceux d’autrui, et que j’aie de l’incompatibilité pour la société de [certains] hommes parce qu’ils ont un autre jugement et un autre parti que les miens qu’au contraire — étant donné que la diversité est la façon de faire la plus générale que la Nature ait [adoptée et] suivie, plus encore pour les esprits que pour les corps parce qu’ils sont faits d’une substance plus souple et susceptible de prendre plus de formes, — je trouve bien plus rare de voir s’accorder nos dispositions d’esprits et nos desseins. Et il n’y eut jamais au monde deux opinions pareilles, pas plus que deux cheveux ou deux grains. Leur manière d’être la plus générale, c’est la diversité. » (Michel DE MONTAIGNE, Les Essais [en français moderne], 1592, Paris, éd. Gallimard [2009], coll. Quarto, Livre II, chap. 37, p. 952).
  • 3
    « Ce n’est pas l’homme, mais les hommes qui peuplent notre planète. La pluralité est la loi de la terre. » (Hannah ARENDT, La vie de l’esprit, 1978, Paris, éd. PUF [2005], coll. Quadrige, p. 38).
  • 4
    « Tous ces termes supposent pluralité de choses comparées entr’elles. […] Diversité, marque assemblage ou succession d’êtres différents & considérés sans aucune liaison entr’eux. Cet univers est peuplé d’êtres divers. Variété, se dit d’un assemblage d’êtres différents, mais considérés comme parties d’un tout, d’où leur différence chasse l’uniformité, en occasionnant sans cesse des perceptions nouvelles. Il règne entre les fleurs de ce parterre une belle variété. Bigarrure ne diffère de variété, que comme le bien & le mal ; & il se dit d’un assemblage d’êtres différents, mais considérés comme des parties d’un tout mal assorti & de mauvais goût. Quelle différence entre un homme & un autre homme ! Quelle diversité dans les goûts ! quelle bigarrure dans les ajustements ! » (DIDEROT, « Bigarrure, Diversité, Variété, Différence (Gramm.) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 2, 1751/1772, Paris, éd. Le Breton, Durand, Briasson & David, p. 247).
  • 5
    « On ne fait que projeter autour de soi son petit cinéma intime. » (Paul GUIMARD, Les Choses de la vie, 1967, Paris, éd. Denoël, p. 146).
  • 6
    « […] la démocratie est, en profondeur, l’organisation de la diversité. » (Edgar MORIN (avec Boris Cyrulnik), Dialogue sur la nature humaine, 2000, La Tour-d’Aigues, éd. de l’Aube, p. 57).
  • 7
    « La grandeur de la démocratie, c’est de ne rien nier et de ne rien renier de l’humanité. » (Victor HUGO, Les Misérables, Tome 4, 1862, Paris, éd. Pagnerre, p. 181).
  • 8
    « Parler de la diversité des cultures en termes de différence désamorce ainsi d’avance ce que l’autre de l’autre culture peut avoir d’extérieur et d’inattendu, à la fois de surprenant et de déroutant, d’égarant et d’incongru. Le concept de différence nous place dès l’abord dans une logique d’intégration — à la fois de classification et de spécification — et non pas de découverte. La différence n’est pas un concept aventureux. Au regard de la diversité des cultures, ne serait-elle pas un concept paresseux ? » (François JULLIEN, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, 2012, Paris, éd. Galilée, coll. Débats, pp. 28-29).
  • 9
    « La différence suppose une comparaison de deux ou plusieurs choses, entre lesquelles on aperçoit des qualités communes à toutes, par lesquelles elles conviennent, & des qualités particulières à chacune & même peut-être opposées, qui les distinguent. » (DIDEROT, « Bigarrure, Diversité, Variété, Différence (Gramm.) », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 2, 1751/1772, Paris, éd. Le Breton, Durand, Briasson & David, p. 247).
  • 10
    « Plus nous sommes différents, plus c’est agréable de nous aimer. » (Olaf STAPLEDON, Sirius, 1944, Paris, éd. Denoël [1976], coll. Présence du Futur, trad. Claude Fournier, p. 74).
  • 11
    « Pot-pourri touche lui aussi au monde de la cuisine et du spectacle. C’est un ragoût qu’il désigne quand il arrive dans notre langue sous la plume de Rabelais. » (« De la cuisine à la scène », Dire, ne pas dire, Bonheurs & surprises, Académie française [en ligne], 2 juin 2016).
  • 12
    « Sur l’issue de table fut apporté un pot pourri, si par cas famine n’eut donné trêve, & était de telle amplitude & grandeur, que la patine d’or, laquelle Pythius Bithinus donna au Roi Daire, à peine l’eut couvert. Le pot pourri était plein de potages d’espèces diverses, salades, fricassées, saugrenées [fricassées de pois et de fèves], cabirotades[ragoûts de viandes], rôti, bouilli, carbonnades [préparations de viandes grillées], grandes pièces de bœuf salé, jambons d’antiquailles, saumates déifiques [divins ragoûts de cochons], pâtisseries, tarteries, un monde de coscotons à la moresque [farine granulée cuite dans un bouillon, dérivé de couscous] : fromages, jonchées, gelées, fruits de toutes sortes. Le tout me semblait bon & friant : je toutefois n’y tâtais [goûtais], pour être bien rempli & refait [rassasié]. » (François RABELAIS, Le Cinquiesme et le dernier livre, 1564 [posthume], [sans lieu ni éditeur], chap. 22, p. 62).
  • 13
    « Pot-pourri, est un amas confus de plusieurs choses. On le dit d’un ragoût composé de plusieurs ingrédients friands qui n’a point de nom particulier. » (Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Pot).
  • 14
    « On appelle Pot pourri, Différentes sortes de viandes assaisonnées & cuites ensemble avec diverses sortes de légumes. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd., 1694, Pot).
  • 15
    Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Pot-pourri, 2.
  • 16
    « Pot-pourri, en terme de Parfumeur, est une eau composée de plusieurs herbes odoriférantes & de plusieurs autres ingrédiens, dont on a exprimé l’odeur dans une quantité si parfaitement égale, qu’aucune ne l’emporte sur l’autre. » (Anonyme, « Pot-pourri », dans DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.), L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 13, 1751/1772, Paris, éd. Le Breton, Durand, Briasson & David, p. 177).
  • 17
    « On le dit aussi de ces compositions que les femmes font de plusieurs parfums mêlés dans un pot pour faire sentir bon dans leur chambre. » (Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Pot).
  • 18
    Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Pot-pourri, 3, Figuré, Musique.
  • 19
    Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd., 1694, Pot.
  • 20
    Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Pot.
  • 21
    Constitution du 27 octobre 1946, article 2, alinéa 3.
  • 22
    Constitution du 4 octobre 1958, Préambule & article 2, alinéa 4.
  • 23
    « D’un autre côté, il est impossible que les gardes nationales deviennent elles-mêmes dangereuses à la liberté, puisqu’il est contradictoire que la nation veuille s’opprimer elle-même. Voyez comme partout, à la place de l’esprit de domination ou de servitude, naissent les sentiments de l’égalité, de la fraternité, de la confiance, et toutes les vertus douces et généreuses qu’ils doivent nécessairement enfanter ! » (ROBESPIERRE, Discours sur l’organisation des gardes nationales, 1790, Paris, éd. Buisson, pp. 26-27).
  • 24
    « Elle [la République Française] a pour principe la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l’Ordre public. » (Constitution du 4 novembre 1848, Préambule, IV).
  • 25
    « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, article 4).
  • 26
    « Liberté, se dit aussi de l’état de pouvoir agir sans obstacle & sans empêchement. » (Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Liberté).
  • 27
    « Terme de droit politique. Liberté politique, ou, simplement, liberté, jouissance des droits politiques que la constitution de certains pays accorde à chaque citoyen […] » (Émile LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, 2e éd., 1874, Paris, éd. Hachette, V° Liberté, 5).
  • 28
    « Cicéron définit la liberté ; La puissance de vivre à sa fantaisie, & sans aucune cause ou empêchement qui nous contraigne à faire une chose plutôt qu’une autre. » (Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690, La Haye, éd. Leers, Liberté).
  • 29
    « Amusés de tout, inquiets de rien : libres. » (Natalie CLIFFORT BARNEY, Pensées d’une amazone, 1921, Paris, éd. Émile-Paul, p. 148).
  • 30
    « […] condition d’un État où le pouvoir exécutif est soumis au contrôle, direct ou indirect, des citoyens, par opposition aux États où le pouvoir est absolu ou despotique. » (LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, op. cit., Liberté, 5).
  • 31
    « […] on sait si peu se servir de la liberté en France, qu’on se dépêchera de mal user du peu qu’on nous donne, et vite alors on reprendra plus qu’on ne nous avait pris, pour nous dire : « Vous voyez, c’est votre faute ! » » (George SAND, Lettre à Alexandre Dumas fils, le 21 janv. 1867, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 5, 1883/1884, Paris, éd. Calmann Lévy, p. 175).
  • 32
    « Attendu qu’il ressort de l’arrêt attaqué que Coquerel a installé sur son terrain attenant à celui de Clément-Bayard, des carcasses en bois de seize mètres de hauteur surmontées de tiges de fer pointues ; que le dispositif ne présentait pour l’exploitation du terrain de Coquerel aucune utilité et n’avait été érigée que dans l’unique but de nuire à Clément-Bayard […] ; que, dans cette situation des faits, l’arrêt a pu apprécier qu’il y avait eu par Coquerel abus de son droit et, d’une part, le condamner à la réparation du dommage causé à un ballon dirigeable de Clément-Bayard, d’autre part, ordonner l’enlèvement des tiges de fer surmontant les carcasses en bois. » (Cour de Cassation, Chambre des requêtes, arrêt du 3 août 1915, pourvoi n° 00-02.378).
  • 33
    « Être libre, quand ce ne serait que pour changer sans cesse d’esclavages. » (Natalie CLIFFORD BARNEY, Éparpillements, 1910, Aubervilliers, éd. Personna [1982], p. 33).
  • 34
    « Affirmer la liberté, c’est prendre sur soi l’origine du mal. » (Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, 1969, Paris, éd. du Seuil, p. 422).
  • 35
    « La liberté c’est l’homme. — Même pour se soumettre, il faut être libre ; pour se donner, il faut être à soi. Celui qui se serait abdiqué d’avance, ne serait plus homme, il ne serait qu’une chose… Dieu n’en voudrait pas ! » (Jules MICHELET, « Liberté, fécondité. Stérilité des Jésuites », dans Jules MICHELET & Edgar QUINET, Des Jésuites, 1843, Paris, éd. Hachette & Paulin, p. 65).
  • 36
    « De la possession d’un droit à l’exercice raisonnable et utile de ce droit, il y a un abîme. » (George SAND, Lettre à Joseph Mazzini, le 23 mai 1852, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 2, op. cit., p. 333).
  • 37
    « Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un « totalitarisme universel », bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! » (Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Lettre au Général Chambe, le 30 juil. 1944, veille de sa mort, dans Écrits de guerre. 1939-1944, 1982, Paris, éd. Gallimard, p. 380).
  • 38
    « Il est vrai que la liberté ne doit pas faire oublier les libertés. Mais quand les hommes ne rêvent plus de cathédrales, ils ne savent plus faire de belles mansardes. Quand ils n’ont plus la passion de la liberté, ils ne savent plus édifier les libertés. On ne donne pas la liberté aux hommes, de l’extérieur, avec des facilités de vie ou des Constitutions : ils s’assoupissent dans leurs libertés, et se réveillent esclaves. Les libertés ne sont que des chances offertes à l’esprit de liberté. » (Emmanuel MOUNIER, Le Personnalisme, 1949, Paris, éd. PUF [1992], coll. « Que sais-je ? », p. 74).
  • 39
    « Tout refoulement de la pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent. » (George SAND, Protestation insérée dans le journal la Liberté à Paris, le 23 sept. 1867, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 5, op. cit., p. 222).
  • 40
    « La liberté, c’est l’empire que nous avons sur nous-mêmes. » (Citation attribuée à Grotius, juriste néerlandais du XVIIe s.).
  • 41
    « Il y a des gens qui ne sont heureux que dans la dépendance, et à qui l’on rend un vrai service en leur enlevant leur libre-arbitre. » (George SAND, Le Diable aux champs, 1857, Paris, éd. Jaccottet & Bourdilliat, p. 191).
  • 42
    « Autant la tolérance est aisée à l’indifférent et au cynique, autant elle est difficile à celui qui possède une conviction. La tolérance comporte la souffrance, la souffrance de tolérer l’expression d’idées révoltantes sans se révolter. » (Edgar MORIN, Éthique, 2004, Paris, éd. du Seuil, p. 118).
  • 43
    « Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis. Je crois aisément qu’il a des qualités différentes des miennes. Parce que je me sens lié à une forme, je ne contrains pas les gens à s’y plier, comme chacun le fait. Et je conçois et crois [bonnes] manières de vivre opposées ; au contraire du commun des hommes, j’admets en nous plus facilement la différence que la ressemblance. » (Michel DE MONTAIGNE, Les Essais [en français moderne], 1592, Paris, éd. Gallimard [2009], coll. Quarto, Livre I, chap. 37, p. 283).
  • 44
    « La tolérance n’est pas une position contemplative. C’est une attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ceux qui veulent être tolérant. » (Claude LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, 1952, Paris, éd. Folio [1989], coll. Essais, p. 85).
  • 45
    « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. / La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, articles 4 & 5).
  • 46
    « Le relativisme était déjà la leçon de Montaigne qui conclut à la nécessaire indulgence. Son ami Pierre Charron (1541-1603) en reprend la démarche dans La Sagesse (1601). Montrant la place de la superstition et l’influence du milieu dans les croyances de tous les hommes, il condamne donc toute forme d’intolérance et de fanatisme. » (Michel DELON, « Libertinage », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 16 oct. 2021).
  • 47
    Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Concéder, 2, Figuré.
  • 48
    « Elle [la France] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. » (Constitution de 1958, article 1er, alinéa 1).
  • 49
    « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, article 6).
  • 50
    « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, article 13).
  • 51
    « Le droit, inventé pour protéger les Sociétés, est établi sur l’Égalité. La Société, qui n’est qu’un ensemble de faits, est basée sur l’Inégalité. Il existe donc un désaccord entre le Fait et le Droit. » (BALZAC, Le Curé de village, Tome 2, 1841, Paris, éd. Souverain, p. 39).
  • 52
    « La simple proclamation de l’égalité naturelle entre tous les hommes et de la fraternité qui doit les unir, sans distinction de races ou de cultures, a quelque chose de décevant pour l’esprit, parce qu’elle néglige une diversité de fait, qui s’oppose à l’observation… » (Claude LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, 1952, Paris, éd. Folio [1989], coll. Essais, p. 22).
  • 53
    « L’humanité s’installe dans la mono-culture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. » (Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, 1955, Paris, éd. Plon [1984], p. 37).
  • 54
    « L’égalité : un niveau d’infériorité. » (Natalie CLIFFORD BARNEY, Pensées d’une amazone, op. cit., p. 27).
  • 55
    « Point de jalousie pour les avantages que les autres peuvent avoir sur vous. Point de susceptibilité dans vos rapports ; montrez-vous patients pour les défauts d’autrui. / Point de critique, de ces médisances qui fomentent inévitablement les discordes. » (J. CL., Du berceau à la tombe, ou Ensemble des préceptes à observer et des conseils à suivre pendant la vie, pour être sûr d’aller au ciel, 1893, Lille, éd. Société de Saint-Augustin, Desclée & De Brouwer, p. 78).
  • 56
    « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 1er).
  • 57
    C’est le second sens, figuré. Le sens propre est le « Pays imaginaire où tout est réglé au mieux, décrit dans un livre de Thomas Morus qui porte ce titre. » (LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, op. cit., Utopie, 1 & 2.
  • 58
    « Voilà le secret du Littré, dans la conscience collective : faire avec nos propres mots, notre infime discours, de l’admirable, du subtil, de l’inconnu ; construire avec les superbes débris de la littérature une description sèche, par là convaincante, d’un système idéal auquel il nous fait accéder. » (Alain REY, Littré, l’humaniste et les mots, 1970, Paris, éd. Gallimard, coll. nrf, p. 25).
  • 59
    « L’Homme n’est capable de réaliser que des modèles utopiques. Ces modèles sont irréalisables tels qu’il les a imaginés et il s’en aperçoit aussitôt qu’il tente de les réaliser. L’erreur de jugement et l’erreur opérationnelle consistent alors à s’entêter dans la réalisation de l’irréalisable, et de refuser l’introduction dans l’équation des éléments nouveaux que la théorie n’avait pas prévus et que l’échec a fait apparaître ou que l’évolution des sciences, et plus simplement encore des connaissances humaines, permet d’utiliser, entre le moment où le modèle a été imaginé et celui où la réalisation démontre son inadéquation au modèle. Ce n’est pas l’Utopie qui est dangereuse, car elle est indispensable à l’évolution. C’est le dogmatisme, que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance. » (Henri LABORIT, Éloge de la fuite, 1981, Paris, éd. Gallimard, coll. Idées).
  • 60
    « Toutes les utopies sont déprimantes, parce qu’elles ne laissent pas de place au hasard, à la différence, au « divers ». Tout a été mis en ordre et l’ordre règne. / Derrière toute utopie, il y a toujours un grand dessein taxinomique : une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. » (Georges PEREC, Penser/Classer, 1985, Paris, éd. Points [2015], coll. Essais, p. 155).
  • 61
    « Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardins bien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimérique. » (Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, 1966, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences Humaines, p. 9).
  • 62
    « Il est vrai que Platon a imaginé un modèle de cité d’où toute forme de division ou d’égoïsme serait bannie et où le rôle de chacun serait fixés une fois pour toutes : mais sa cité est dirigée par un philosophe, qui n’est pas un despote ; elle reste un projet idéal, à la recherche du vrai et du bien. » (Jacqueline DE ROMILLY, Une certaine idée de la Grèce, 1992, Paris, éd. Le Livre de Poche [1994], p. 118).
  • 63
    « […] rien n’est plus fréquent dans l’histoire du monde que de voir des utopies devenir réalités. » (Régine PERNOUD, Pour en finir avec le Moyen Âge, 1977, Paris : éd. du Seuil [1979], coll. Points-Histoire, p. 66).
  • 64
    « Mais cela veut dire aussi que toute action fondée sur l’utopie a plus de chance de se révéler efficace que la reproduction balistique des comportements anciens. La seule chose dont nous puissions être sûrs, c’est qu’au niveau des sociétés humaines l’évolution existe. » (Henri LABORIT, Éloge de la fuite, 1981, Paris, éd. Gallimard, coll. Idées).
  • 65
    Le titre du livre de Thomas MORE est De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia (Du meilleur état de la chose publique et de l’île nouvelle d’Utopie).
  • 66
    « Un bâtiment gris et trapu de trente-quatre étages seulement. Au-dessus de l’entrée principale, les mots : Centre d’Incubation et de Conditionnement de Londres-Central, et, dans un écusson, la devise de l’État mondial : Communauté, Identité, Stabilité. » (Aldous HUXLEY, Le Meilleur des mondes, 1932, Paris, éd. Presses pocket [1977], trad. Jules Castier, incipit, p. 21).
  • 67
    LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, Fraternité, 3.
  • 68
    « Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères. » (La Bible, Évangile selon Mathieu, chap. 23, verset 8).
  • 69
    Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Solidarité, 2.
  • 70
    « Ce n’est donc pas par le sacrifice de la dignité humaine que l’on pourra jamais conquérir le repos ; c’est par la discussion libre, et par elle seule, que l’on pourra préparer les hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l’horrible besoin de s’égorger les uns les autres. » (George SAND, Protestation insérée dans le journal la Liberté à Paris, le 23 sept. 1867, à Nohant, dans Correspondance. 1812-1876, Tome 5, op. cit., pp. 221-222).
  • 71
    « De ce qu’un petit-fils d’Adam venu au monde sans malice est juste bon à rincer des bouteilles ou à balayer les lieux, il ne s’ensuit pas logiquement qu’on doive le laisser crever de faim toute sa vie. / C’est à l’homme à réparer, lorsque ses moyens le lui permettent, les petites injustices du bon Dieu. Si la pitié le lui conseille, son intérêt le lui commande, car plus un être est près de la bête, plus ses représailles sont à redouter, le jour — fatal — où lui parvient enfin la notion de l’iniquité dont il est l’innocente victime et où ses yeux viennent à s’ouvrir sur la disproportion des parts. / Payer ce qu’on doit est le meilleur moyen de ne pas s’exposer à payer un jour plus que son dû. » (Georges COURTELINE, La philosophie de Georges Courteline, 1917, Paris, éd. Flammarion [1922], pp. 38-39).
  • 72
    « Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. / Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols, et j’ai entendu de jolis mots à la Prud’homme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. » (Gustave FLAUBERT, Lettre à George Sand, vers le 15 juin 1867, à Croisset, dans Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert, 1904, Paris, éd. Calmann-Lévy, p. 85).
  • 73
    « Toutes les lois sont faites par des vieillards et par des hommes. Les jeunes gens et les femmes veulent l’exception ; les anciens la règle. » (GŒTHE, Maximes et réflexions, 1833, Paris, éd. Brockhaus & Avenarius [1842], p. 130).
  • 74
    « La majorité, c’est personne ; la minorité, c’est tout le monde. C’est ça être de gauche. » (Gilles DELEUZE, L’abécédaire de Gilles Deleuze, entretien filmé avec Claire Parnet, 1988, réal. Pierre-André Boutang, Lettre G, Gaucher).
  • 75
    Littré, Dictionnaire de la langue française, op. cit., Préjugé [2], 3.
  • 76
    « L’étiquetage, qui est l’équivalent « savant » de l’insulte, est aussi une stratégie commune, et d’autant plus puissante que l’étiquette est à la fois plus stigmatisante et plus vague, donc irréfutable. » (Pierre BOURDIEU, Choses dites, 1987, Paris, éd. de Minuit, p. 169).
  • 77
    « À la fois une et plurielle, la nature de l’Homme est celle de la dissension, du rejet de l’altérité imaginée tant dans les différences physiques et sociales que dans les oppositions de consciences. La sociologie enseigne que l’identité des individus se construit sur des catégories sociales d’appartenance et que la discrimination exprime la force des préjugés projetés sur une personne qui n’en relève pas et qui se trouve alors infériorisée simplement parce que son être est craint. La discrimination est une des expressions les plus viles de la nature humaine mais aussi, malheureusement, une des plus ordinaires. » (Maëlle DRÉANO, La non-discrimination en droit des contrats, 2016, Thèse de doctorat en droit, Université de Poitiers, pp. 13-14, n° 1).
  • 78
    « Il ne faut pas confondre les préjugés avec les bienséances : les préjugés n’ont aucune vérité et ne peuvent être utiles qu’aux âmes mal faites […] » (Mme DU CHÂTELET, « Réflexions sur le bonheur », 1779, dans Opuscules philosophiques et littéraires, 1796, Paris : imprimerie nationale, pp. 1-40, spéc. p. 10).
  • 79
    « La fonction du préjugé est de préserver l’homme qui juge d’avoir à s’exposer ouvertement et à affronter par la pensée chaque réalité qu’il rencontre. Les idéologies et les visions du monde remplissent parfaitement cette tâche de protéger de toute expérience parce qu’en elles, prétendument, toute réalité serait d’une certaine façon déjà prévue. » (Hannah ARENDT, Qu’est-ce que la politique ?, 1993, Paris, éd. du Seuil [1995], coll. Points-Essais).
  • 80
    « Le danger du préjugé consiste précisément en ce qu’il est à proprement parler toujours — c’est-à-dire de manière extraordinairement solide — ancré dans le passé, et c’est la raison pour laquelle non seulement il précède le jugement en l’entravant, mais encore il rend impossible à l’aide du jugement toute véritable expérience du présent. Si l’on veut détruire les préjugés, il faut toujours en premier lieu retrouver les jugements passés qu’ils recèlent en eux, c’est-à-dire en fait mettre en évidence leur teneur de vérité. » (Hannah ARENDT, Qu’est-ce que la politique ?, 1993, Paris, éd. du Seuil [1995], coll. Points-Essais).
  • 81
    « […] qui dit préjugé, dit une opinion qu’on a reçue sans examen, parce qu’elle ne le soutiendrait pas. » (Mme DU CHÂTELET, « Réflexions sur le bonheur », 1779, dans Opuscules philosophiques et littéraires, 1796, Paris : imprimerie nationale, pp. 1-40, spéc. p. 10).
  • 82
    « À vingt ans, il s’était cru libéré des routines ou des préjugés qui paralysent nos actes et mettent à l’entendement des œillères, mais sa vie s’était passée ensuite à acquérir sou par sou cette liberté dont il avait cru d’emblée posséder la somme. » (Marguerite YOURCENAR, L’Œuvre au noir, 1968, Paris, éd. Gallimard, coll. Folio, p. 223).
  • 83
    « […] il faut beaucoup de force de caractère pour détacher son esprit des sens et dégager sa réflexion des idées reçues. » (CICÉRON, Devant la mort [Livre 1 des Tusculanes], 45 av. J.-C., Paris, éd. Arléa [2004], trad. Danièle Robert, p. 49).
  • 84
    « Impuissantes et vaines sont les lois contre les idées arriérées, contre l’ignorance, les erreurs et les préjugés. » (Charles BEAUQUIER, Petit manuel des esprits forts, 1906, Besançon, éd. Millot, préface, p. 3).
  • 85
    « […] les confrontations avec le préjugé raciste ou avec les jugements classificatoires, souvent stigmatisants, des personnels d’encadrement, scolaire, social ou policier, qui à travers l’effet de destin qu’ils exercent, contribuent puissamment à produire les destinées énoncées et annoncées. » (Pierre BOURDIEU, La Misère du monde, 1993, Paris, éd. du Seuil, pp. 85-86).
  • 86
    « Nous préférons, parfois, nous écarter de ceux qui pensent autrement que nous, tant nous serions démangés de leur donner raison. » (Jean ROSTAND, Carnet d’un biologiste, 1959, Paris, éd. Stock, p. 29).
  • 87
    « Singulier dont il n’est pas inutile de rappeler la valeur générale, généralisante, voire abstraite, en regard du pluriel qui confère sa valeur au détail, précis, concret et à même d’être dénombré. » (Annick DROGOU, « Bien commun, bien public, bien collectif. Entre singulier et pluriel », Humanisme, 2017, vol. 315, n° 2, pp. 53-58, spéc. p. 54).