Les illusions de la modernité

1. Le rationalisme

1. La raison : toute la Modernité croit tenir en ce mot. « Faculté par laquelle l’homme connaît, juge et se conduit »1Littré, Dictionnaire en ligne, Raison, 1., la raison — ratio en latin — provient du verbe reor, qui signifie calculer et compter puis penser et croire. Dès l’abord, la raison entretient des liens étroits avec les nombres — les calculi sont des petits cailloux dont on se sert pour compter ; et le latin computare (compter ensemble2« Puto est du nombre des verbes qui ont signifié « compter, calculer » avant d’arriver à l’acception de « penser, réfléchir » : v. reor, censeo, æstimo, existimo, duco. On a dit d’abord putare rationem « calculer ». » (Michel BRÉAL et Anatole BAILLY, Dictionnaire étymologique latin, 1885, Paris, éd. Hachette, p. 293).) a donné l’anglais computer, ordinateur. Dieu sait que les modernes aiment les chiffres, statistiques et algorithmes3« Dans nos usages sociaux, les chiffres enregistrent les personnes selon leur sexe par leur numéro de Sécurité sociale, les lieux d’habitation, les actes de naissance et de mort, l’activité cérébrale et l’intelligence, bref les chiffres et le calcul écrit se sont imposés comme mode de connaissance du monde, des choses et des êtres, enfin comme mode de connaissance de la connaissance. » (Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures, 2007, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p. III). — amulettes en lesquelles ils placent une « confiance naïve »4« Les générations à venir (le mouvement est déjà amorcé) ne seront sans doute pas peu scandalisées de constater que la nôtre avait amené l’art dans le giron de la spéculation, manifestant jusqu’en ce domaine la confiance naïve dans les chiffres qui semble caractériser notre XXe siècle ; sa gloire n’en sera pas rehaussée. » (Régine PERNOUD, Pour en finir avec le Moyen Âge, 1977, Paris, éd. du Seuil [1979], coll. Points-Histoire, p. 29)., fétiches quasi mystiques qui font d’un relevé bancaire, d’un taux de chômage ou d’une table de poids un miroir de vérité.

2. La raison (comme faculté intellectuelle) produit le raisonnement (enchaînement logique d’énoncés), lequel fonde la rationalité (mode de connaissance et d’usage du monde) et, en philosophie, le rationalisme (doctrine affirmant la « primauté de la raison »5Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Rationalisme, philo.). Mais les Hommes usaient déjà de leur raison avant la Modernité ; simplement, ils ne distinguaient pas ou peu entre le rêve et la réalité, entre la pensée magique et scientifique. Ce qu’introduit le rationalisme, c’est une hiérarchie des savoirs — qui met la logique et la science au sommet de la connaissance6« […] ce qui singularise les Modernes, c’est d’avoir établi une hiérarchie dans ces modes d’existence. Nous avons placé en haut une certaine idée de la Science, la Raison et la Technique, et nous avons considéré que les autres modes d’existence avaient peu ou pas de valeur. Mettre l’accent sur la pluralité des ontologies permet de sortir la Modernité de cette obsession pour un seul mode. » (Bruno LATOUR, « À quoi tenons-nous vraiment, nous les Modernes ? », entretien avec Éric Aeschimann, Le Nouvel Obs, 16 mai 2014).. Mais là encore, les populations d’antan n’ignoraient pas la logique ; et pourtant il s’est bien passé quelque chose de particulier dans ce moment qu’aura été la Modernité — les gains de production7« L’essor prodigieux, surtout depuis un siècle, des sciences et des techniques, le développement rationnel et systématique des moyens de production, de leur gestion et de leur organisation marquent la modernité comme l’ère de la productivité : intensification du travail humain et de la domination humaine sur la nature, l’un et l’autre réduits au statut de forces productives et aux schémas d’efficacité et de rendement maximal. C’est là le commun dénominateur de toutes les nations modernes. » (Jean BAUDRILLARD, Alain BRUNN, Jacinto LAGEIRA, « Modernité », Encyclopædia Universalis). et la transformation du monde8« L’homme a presque changé la face du monde : il a su dompter par l’esprit les animaux, qui le surmontaient par la force ; il a su discipliner leur humeur brutale et contraindre leur liberté indocile. Il a même fléchi par adresse les créatures inanimées : la terre n’a-t-elle pas été forcée par son industrie à lui donner des aliments plus convenables, les plantes à corriger en sa faveur leur aigreur sauvage, les venins même à se tourner en remèdes pour l’amour de lui ? » (Jacques Bénigne BOSSUET, Sermon sur la mort, 1662, dans Textes choisis et commentés, Tome I, Paris, éd. Plon-Nourrit [1913], 2e point, p. 209). en attestent assurément.

3. Ce qui est nouveau dans la pensée scientifique moderne, c’est d’un côté le cloisonnement9« [L’époque moderne] vient avec la naissance du développement de la pensée scientifique. Alors qu’auparavant on s’en remettait au mythe pour tout expliquer, maintenant, à chaque type de problème correspond une science particulière. Ne reste plus que l’Histoire pour donner un sens à la vie sociale. » (Claude LÉVI-STRAUSS, « Archive : Claude Lévi-Strauss, un anarchiste de droite », L’Express, 28 nov. 2008.). et de l’autre le dogmatisme10« On ne se rend pas assez compte que la science officielle, et surtout la technocratie, […] a la puissance que l’Église avait au Moyen Âge. Les gens n’osent plus contester. C’est pourquoi nous sommes de moins en moins bien soignés, par exemple. » (Marguerite YOURCENAR, entretien avec Françoise Faucher, Femme d’aujourd’hui (émission), 27 mai 1975, au Jardin Thuya dans le Maine (USA), diffusé sur ICI Radio-Canada Télé).. Cloisonnement voulu par Descartes11Cf. « Le second [précepte est] de diviser chacune des difficultés que j’examinerois, en autant de parcelles qu’il se pourroit, et qu’il seroit requis pour les mieux résoudre. » (René DESCARTES, Le discours de la méthode, 1637, Leyde (Pays-Bas), impr. Ian Maire, 2e partie, p. 20). et qui devait permettre des avancées spectaculaires, aussi bien théoriques que pratiques ; mais dogmatisme d’un discours devenu religion — puisque la science n’est jamais qu’un discours sur le monde, que le scientisme place au-dessus de tout et qui prétend combattre l’obscurantisme partout, même là où il ne se trouve pas. L’époque moderne n’est pas férue d’hygiène mais d’hygiénisme, pas éprise de raison mais de rationalisme, pas toquée de science mais de scientisme — civilisation prétendument raisonnable, qui ne sait pas s’arrêter dans son entreprise de planification, normalisation, optimisation.

4. Certes, en affaire l’industrie, en production la standardisation, en politique la centralisation12« Pendant les XVIIe et XVIIIe siècles se mettent en place les fondements philosophiques et politiques de la modernité : la pensée individualiste et rationaliste moderne dont Descartes et la philosophie des Lumières sont représentatifs ; l’État monarchique centralisé, avec ses techniques administratives, succédant au système féodal ; les bases d’une science physique et naturelle, qui entraînent les premiers effets d’une technologie appliquée (l’Encyclopédie). Culturellement, c’est la période de la sécularisation totale des arts et des sciences. » (Jean BAUDRILLARD, Alain BRUNN, Jacinto LAGEIRA, « Modernité », Encyclopædia Universalis)., en diplomatie le pragmatisme, en organisation l’efficacité sont autant d’applications de la raison — séparer, expérimenter, hiérarchiser — qui ont façonné les modes de vie et renversé les conceptions du monde. Certes, ce site n’existerait pas sans la Modernité — sans l’informatique et la liberté, l’émancipation et la laïcité —, mais manquerait-il pour autant ? La Renaissance et l’entrée dans l’ère moderne s’expliquent par une volonté devenue mantra : la suprématie de la raison sur le préjugé et la croyance. Mais la croyance en la raison, en la science et au progrès — le passage du Moyen Âge à la Modernité n’a finalement consisté qu’à troquer un régime de croyances contre un autre — devait exclure de la pensée la sensation et l’intuition — du moins en apparence puisque le sens commun ne cesse jamais de corriger la raison13« Ainsi, pour monter un meuble Ikea, il faut un mode d’emploi, la bonne clé… et un coup de main du voisin : trois « choses » qui ressortissent de modes d’existence différents. Ce que je veux dire, c’est qu’il existe un formidable écart entre les valeurs que le Moderne croit défendre — la certitude scientifique, l’efficacité technique — et ce qu’il a vraiment en face de lui — les incertitudes, le bidouillage, le coup de main. Faire le tri dans la Modernité, c’est admettre cet écart et cesser de nous bercer d’illusions sur notre supposé « rationalisme ». » (Bruno LATOUR, « À quoi tenons-nous vraiment, nous les Modernes ? », entretien avec Éric Aeschimann, Le Nouvel Obs, 16 mai 2014)..

2. Le progrès

5. Le mot est lâché. Mouvement en avant, puis progression par degré, le progrès est l’autre croyance des modernes, censé advenir « par le simple effet de la succession des temps »14« J’essayerai de montrer […] le progrès universel des lumières par le simple effet de la succession des temps […] » (Madame DE STAËL, De la littérature, Tome 1er, 1800, Paris, éd. Maradan, p. xlix)., « ce temps que l’on comprend désormais comme ayant un sens, capable d’apporter un progrès des connaissances — et bientôt on pensera un progrès de la condition humaine »15Pierre CHAUNU, « La modernité, qu’est-ce que c’est ? », Études & recherches d’Auteuil, 20 fév. 1996.. Le moderne chimiquement pur croit à « la perfectibilité de l’espèce humaine »16« En parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles, il est une idée première dont je ne détourne jamais mon attention ; c’est la perfectibilité de l’espèce humaine. Je ne pense pas que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue. » (Madame DE STAËL, De la littérature, Tome 1er, 1800, Paris, éd. Maradan, p. lj)., autre raison qui signe l’appartenance de ce site à la Modernité.

6. À partir des Lumières, on pense que le développement des connaissances, la diffusion du savoir et l’éducation des peuples sauveront naturellement le monde. Comment nier, d’ailleurs, les remarquables progrès de la médecine et de l’hygiène, des transports et des communications, également des idées et de la culture qui, à bien des égards, ont amélioré la vie quotidienne, apporté un confort sans précédent et libéré les destinées individuelles ? Mais le progrès n’est pas une fatalité et, bientôt, il suscite la critique — « une industrie au désespoir, et les souffrances d’une âme sans boussole ; une victime de ce que les moutons de Panurge nomment le Progrès. »17Honoré DE BALZAC, L’envers de l’histoire contemporaine, 1848, Paris, éd. Le club français du livre [1952], p. 27. Citation ici.

7. Roue au double engrenage qui pousse le monde en avant mais écrase les ouvriers18« Nous appelons science un tâtonnement sombre. / L’abîme, autour de nous, lugubre tremblement, / S’ouvre et se ferme ; et l’œil s’effraie également / De ce qui s’engloutit et de ce qui surnage. / Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, / Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un. » (Victor HUGO, « Voyage de nuit » (poème), Les Contemplations (recueil), 1856, 2e éd., Paris, éd. Michel Lévy frères, J. Hetzel et Pagnerre, Livre VI, n° XIX, p. 298)., le progrès — essentiellement technique — reproduit les dominations et augmente les inégalités19« […] c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches. » (Victor HUGO, L’homme qui rit, 1869, Tome II, 4e éd., Paris, éd. Librairie internationale, p. 294).. Avec l’industrialisation, ce qu’on nomme progrès devient pour les masses laborieuses une machine à courber l’échine, à ployer sous un joug toujours plus lourd, sans cesse tenues de se reconvertir20« Le progrès technique et économique est une reconversion permanente. D’abord lorsque la population agricole migre vers l’industrie et le secteur tertiaire. À l’aube de la mutation industrielle et technique, la France comptait environ 80 % d’agriculteurs ; aujourd’hui moins de 10%, transformation inouïe de notre société, fondée depuis des millénaires sur l’agriculture. » (Pierre CHAUNU, « La modernité, qu’est-ce que c’est ? », Études & recherches d’Auteuil, 20 fév. 1996). et de se plier aux lois d’un marché non pas aveugle mais hostile. La révolution industrielle fait de millions d’agriculteurs — qui travaillaient certes durement mais pour eux-mêmes — des ouvriers, c’est-à-dire des pions dont les industriels disposent à leur guise comme sur un échiquier (le paternalisme adoucira les conditions d’existence de certains travailleurs, sans qu’il ne soit question d’émancipation).

8. Accroissement de la puissance et de la prévision21« Éliminant donc toute considération d’ordre moral, politique ou esthétique, le progrès me parut se réduire à l’accroissement très rapide et très sensible de la puissance (mécanique) utilisable par les hommes, et à celui de la précision qu’ils peuvent atteindre dans leurs prévisions. » (Paul VALÉRY, « Propos sur le progrès », Regards sur le monde actuel, 1931, Paris, éd. Stock, p. 187)., c’est-à-dire de l’efficacité de l’action humaine, non pas au gré des hasards mais dans un mouvement d’accélération tel qu’on le croit irrépressible22« Accélération, tel est bien le mot qui convient. Tout est là. On voit les courbes du long terme, celle de la population, celle de la production, pour ne mentionner que les principales, changer d’allure et traduire une croissance toujours plus rapide, sans précédent, qui, vue sur la longue période, apparaît comme continue et irrésistible. » (Pierre CHAUNU, « La modernité, qu’est-ce que c’est ? », Études & recherches d’Auteuil, 20 fév. 1996)., le progrès n’est pas l’enfant du rêve ou de l’art, mais celui du commerce et de la science23« Enfin presque tous les songes qu’avait faits l’humanité, et qui figurent dans nos fables de divers ordres, — le vol, la plongée, l’apparition des choses absentes, la parole fixée transportée, détachées de son époque et de sa source, — et maintes étrangetés qui n’avaient même été rêvées, — sont à présent sortis de l’impossible et de l’esprit. Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d’individus. Mais l’artiste n’a pris nulle part à cette production de prodiges. Elle procède de la science et des capitaux. Le bourgeois a placé ses fonds dans les phantasmes et spécule sur la ruine du sens commun. » (Paul VALÉRY, « Propos sur le progrès », Regards sur le monde actuel, 1931, Paris, éd. Stock, p. 182). — science et commerce qui n’ont pas pour vocation la perfection de l’Homme mais la domination et le profit24« Ne confondez pas la marche du commerce avec le progrès et la civilisation. » (Citation attribuée à Henry David Thoreau)., sans but ni fin autre que leur propre perpétuation25« Quand la question des moyens évince celle des finalités, et que la gestion de l’outil devient sa propre fin, les choses perdent leur sens, l’Etat de droit sa raison d’être, et l’homme son chemin. » (Régis DEBRAY, L’erreur de calcul, 2014, Paris, éd. du cerf, coll. Le poing sur la table).. Le rationalisme se perd dans les dédales de la cupidité et de l’égoïsme.

9. La Modernité découvre que la science et la technique ne servent qu’à décupler les facultés — bonnes ou mauvaises — de l’humanité. On a marché sur la Lune, certes — ce qui n’était guère utile —, mais on a fait la traite des Noirs, on a colonisé des terres habitées, on a mondialisé les guerres, déporté des enfants, bombardé le Japon, pollué les océans, enfumé l’atmosphère, déforesté l’Amazonie… Bref, le progrès construit, le progrès détruit26« Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille. » (Citation attribuée à Hannah ARENDT). — banalité qui démontre toute l’irrationalité du rationalisme moderne.

Références

— Divers

  • Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Rationalisme, philo.
  • Dictionnaire Littré en ligne, Raison, 1.
  • Michel BRÉAL et Anatole BAILLY, Dictionnaire étymologique latin, 1885, Paris, éd. Hachette.
  • Victor HUGO, « Voyage de nuit » (poème), Les Contemplations (recueil), 1856, 2e éd., Paris, éd. Michel Lévy frères, J. Hetzel et Pagnerre, Livre VI, n° XIX.
  • Marguerite YOURCENAR, entretien avec Françoise Faucher, Femme d’aujourd’hui (émission), 27 mai 1975, au Jardin Thuya dans le Maine (USA), diffusé sur ICI Radio-Canada Télé.

— Articles

— Livres

Illustrations

  • 1
    Littré, Dictionnaire en ligne, Raison, 1.
  • 2
    « Puto est du nombre des verbes qui ont signifié « compter, calculer » avant d’arriver à l’acception de « penser, réfléchir » : v. reor, censeo, æstimo, existimo, duco. On a dit d’abord putare rationem « calculer ». » (Michel BRÉAL et Anatole BAILLY, Dictionnaire étymologique latin, 1885, Paris, éd. Hachette, p. 293).
  • 3
    « Dans nos usages sociaux, les chiffres enregistrent les personnes selon leur sexe par leur numéro de Sécurité sociale, les lieux d’habitation, les actes de naissance et de mort, l’activité cérébrale et l’intelligence, bref les chiffres et le calcul écrit se sont imposés comme mode de connaissance du monde, des choses et des êtres, enfin comme mode de connaissance de la connaissance. » (Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures, 2007, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p. III).
  • 4
    « Les générations à venir (le mouvement est déjà amorcé) ne seront sans doute pas peu scandalisées de constater que la nôtre avait amené l’art dans le giron de la spéculation, manifestant jusqu’en ce domaine la confiance naïve dans les chiffres qui semble caractériser notre XXe siècle ; sa gloire n’en sera pas rehaussée. » (Régine PERNOUD, Pour en finir avec le Moyen Âge, 1977, Paris, éd. du Seuil [1979], coll. Points-Histoire, p. 29).
  • 5
    Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., Rationalisme, philo.
  • 6
    « […] ce qui singularise les Modernes, c’est d’avoir établi une hiérarchie dans ces modes d’existence. Nous avons placé en haut une certaine idée de la Science, la Raison et la Technique, et nous avons considéré que les autres modes d’existence avaient peu ou pas de valeur. Mettre l’accent sur la pluralité des ontologies permet de sortir la Modernité de cette obsession pour un seul mode. » (Bruno LATOUR, « À quoi tenons-nous vraiment, nous les Modernes ? », entretien avec Éric Aeschimann, Le Nouvel Obs, 16 mai 2014).
  • 7
    « L’essor prodigieux, surtout depuis un siècle, des sciences et des techniques, le développement rationnel et systématique des moyens de production, de leur gestion et de leur organisation marquent la modernité comme l’ère de la productivité : intensification du travail humain et de la domination humaine sur la nature, l’un et l’autre réduits au statut de forces productives et aux schémas d’efficacité et de rendement maximal. C’est là le commun dénominateur de toutes les nations modernes. » (Jean BAUDRILLARD, Alain BRUNN, Jacinto LAGEIRA, « Modernité », Encyclopædia Universalis).
  • 8
    « L’homme a presque changé la face du monde : il a su dompter par l’esprit les animaux, qui le surmontaient par la force ; il a su discipliner leur humeur brutale et contraindre leur liberté indocile. Il a même fléchi par adresse les créatures inanimées : la terre n’a-t-elle pas été forcée par son industrie à lui donner des aliments plus convenables, les plantes à corriger en sa faveur leur aigreur sauvage, les venins même à se tourner en remèdes pour l’amour de lui ? » (Jacques Bénigne BOSSUET, Sermon sur la mort, 1662, dans Textes choisis et commentés, Tome I, Paris, éd. Plon-Nourrit [1913], 2e point, p. 209).
  • 9
    « [L’époque moderne] vient avec la naissance du développement de la pensée scientifique. Alors qu’auparavant on s’en remettait au mythe pour tout expliquer, maintenant, à chaque type de problème correspond une science particulière. Ne reste plus que l’Histoire pour donner un sens à la vie sociale. » (Claude LÉVI-STRAUSS, « Archive : Claude Lévi-Strauss, un anarchiste de droite », L’Express, 28 nov. 2008.).
  • 10
    « On ne se rend pas assez compte que la science officielle, et surtout la technocratie, […] a la puissance que l’Église avait au Moyen Âge. Les gens n’osent plus contester. C’est pourquoi nous sommes de moins en moins bien soignés, par exemple. » (Marguerite YOURCENAR, entretien avec Françoise Faucher, Femme d’aujourd’hui (émission), 27 mai 1975, au Jardin Thuya dans le Maine (USA), diffusé sur ICI Radio-Canada Télé).
  • 11
    Cf. « Le second [précepte est] de diviser chacune des difficultés que j’examinerois, en autant de parcelles qu’il se pourroit, et qu’il seroit requis pour les mieux résoudre. » (René DESCARTES, Le discours de la méthode, 1637, Leyde (Pays-Bas), impr. Ian Maire, 2e partie, p. 20).
  • 12
    « Pendant les XVIIe et XVIIIe siècles se mettent en place les fondements philosophiques et politiques de la modernité : la pensée individualiste et rationaliste moderne dont Descartes et la philosophie des Lumières sont représentatifs ; l’État monarchique centralisé, avec ses techniques administratives, succédant au système féodal ; les bases d’une science physique et naturelle, qui entraînent les premiers effets d’une technologie appliquée (l’Encyclopédie). Culturellement, c’est la période de la sécularisation totale des arts et des sciences. » (Jean BAUDRILLARD, Alain BRUNN, Jacinto LAGEIRA, « Modernité », Encyclopædia Universalis).
  • 13
    « Ainsi, pour monter un meuble Ikea, il faut un mode d’emploi, la bonne clé… et un coup de main du voisin : trois « choses » qui ressortissent de modes d’existence différents. Ce que je veux dire, c’est qu’il existe un formidable écart entre les valeurs que le Moderne croit défendre — la certitude scientifique, l’efficacité technique — et ce qu’il a vraiment en face de lui — les incertitudes, le bidouillage, le coup de main. Faire le tri dans la Modernité, c’est admettre cet écart et cesser de nous bercer d’illusions sur notre supposé « rationalisme ». » (Bruno LATOUR, « À quoi tenons-nous vraiment, nous les Modernes ? », entretien avec Éric Aeschimann, Le Nouvel Obs, 16 mai 2014).
  • 14
    « J’essayerai de montrer […] le progrès universel des lumières par le simple effet de la succession des temps […] » (Madame DE STAËL, De la littérature, Tome 1er, 1800, Paris, éd. Maradan, p. xlix).
  • 15
    Pierre CHAUNU, « La modernité, qu’est-ce que c’est ? », Études & recherches d’Auteuil, 20 fév. 1996.
  • 16
    « En parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles, il est une idée première dont je ne détourne jamais mon attention ; c’est la perfectibilité de l’espèce humaine. Je ne pense pas que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue. » (Madame DE STAËL, De la littérature, Tome 1er, 1800, Paris, éd. Maradan, p. lj).
  • 17
    Honoré DE BALZAC, L’envers de l’histoire contemporaine, 1848, Paris, éd. Le club français du livre [1952], p. 27. Citation ici.
  • 18
    « Nous appelons science un tâtonnement sombre. / L’abîme, autour de nous, lugubre tremblement, / S’ouvre et se ferme ; et l’œil s’effraie également / De ce qui s’engloutit et de ce qui surnage. / Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, / Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un. » (Victor HUGO, « Voyage de nuit » (poème), Les Contemplations (recueil), 1856, 2e éd., Paris, éd. Michel Lévy frères, J. Hetzel et Pagnerre, Livre VI, n° XIX, p. 298).
  • 19
    « […] c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches. » (Victor HUGO, L’homme qui rit, 1869, Tome II, 4e éd., Paris, éd. Librairie internationale, p. 294).
  • 20
    « Le progrès technique et économique est une reconversion permanente. D’abord lorsque la population agricole migre vers l’industrie et le secteur tertiaire. À l’aube de la mutation industrielle et technique, la France comptait environ 80 % d’agriculteurs ; aujourd’hui moins de 10%, transformation inouïe de notre société, fondée depuis des millénaires sur l’agriculture. » (Pierre CHAUNU, « La modernité, qu’est-ce que c’est ? », Études & recherches d’Auteuil, 20 fév. 1996).
  • 21
    « Éliminant donc toute considération d’ordre moral, politique ou esthétique, le progrès me parut se réduire à l’accroissement très rapide et très sensible de la puissance (mécanique) utilisable par les hommes, et à celui de la précision qu’ils peuvent atteindre dans leurs prévisions. » (Paul VALÉRY, « Propos sur le progrès », Regards sur le monde actuel, 1931, Paris, éd. Stock, p. 187).
  • 22
    « Accélération, tel est bien le mot qui convient. Tout est là. On voit les courbes du long terme, celle de la population, celle de la production, pour ne mentionner que les principales, changer d’allure et traduire une croissance toujours plus rapide, sans précédent, qui, vue sur la longue période, apparaît comme continue et irrésistible. » (Pierre CHAUNU, « La modernité, qu’est-ce que c’est ? », Études & recherches d’Auteuil, 20 fév. 1996).
  • 23
    « Enfin presque tous les songes qu’avait faits l’humanité, et qui figurent dans nos fables de divers ordres, — le vol, la plongée, l’apparition des choses absentes, la parole fixée transportée, détachées de son époque et de sa source, — et maintes étrangetés qui n’avaient même été rêvées, — sont à présent sortis de l’impossible et de l’esprit. Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d’individus. Mais l’artiste n’a pris nulle part à cette production de prodiges. Elle procède de la science et des capitaux. Le bourgeois a placé ses fonds dans les phantasmes et spécule sur la ruine du sens commun. » (Paul VALÉRY, « Propos sur le progrès », Regards sur le monde actuel, 1931, Paris, éd. Stock, p. 182).
  • 24
    « Ne confondez pas la marche du commerce avec le progrès et la civilisation. » (Citation attribuée à Henry David Thoreau).
  • 25
    « Quand la question des moyens évince celle des finalités, et que la gestion de l’outil devient sa propre fin, les choses perdent leur sens, l’Etat de droit sa raison d’être, et l’homme son chemin. » (Régis DEBRAY, L’erreur de calcul, 2014, Paris, éd. du cerf, coll. Le poing sur la table).
  • 26
    « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille. » (Citation attribuée à Hannah ARENDT).