Le mode d’emploi, un levier d’influence

— Un descriptif

1. Expression désuète d’usage courant, le mode d’emploi désigne la « notice donnant à l’utilisateur les indications nécessaires à la mise en marche et au bon fonctionnement d’un appareil. »¹ Concrètement, ce mode — c’est-à-dire la « Manière de procéder adoptée pour accomplir quelque action »² — prend la forme d’un livret, d’une simple feuille volante, éventuellement pliée en deux ou en quatre, voire à l’ère du numérique, la forme d’un fichier informatique ou d’une page internet.

2. Sorte de règle du jeu pratique (le manuel d’instructions détaille l’ordre des opérations à effectuer, au besoin à l’aide de schémas) et notablement appliquée (la notice d’utilisation est attachée à un objet particulier, elle est spécialement rédigée pour l’accompagner), ce type de texte comporte à la fois une fonction descriptive (présenter l’appareil à l’utilisateur), une fonction didactique (recenser les fonctionnalités du produit), et une fonction légale³ (avertir et mettre en garde le consommateur).

3. C’est en effet la grande évolution que l’on observe depuis la fin du XVIIIe siècle : si les premières notices (pharmaceutiques notamment, mais également militaires) vantaient les mérites de la potion (ou du fusil) que l’on venait d’acheter, au fur et à mesure que s’est accrue la responsabilité du fabricant, le mode d’emploi est également devenu un document contractuel visant à limiter les risques pour l’utilisateur (et à exclure l’éventuelle mise en jeu de la responsabilité juridique du constructeur).

— Un prescriptif

4. Progressivement, le descriptif — « Document donnant une description précise au moyen de plans, schémas et légendes »⁴ — se fit de plus en plus normatif (il « a force de règle »⁵) : le mode d’emploi devient modèle de comportement. Faisant office de tuteur, le tutoriel marque l’aboutissement de ce glissement, qui guide pas à pas l’individu (l’acheteur, le consommateur, le lecteur puisque le tutoriel n’émane pas seulement des fabricants et commerçants mais aussi des associations, journalistes et influenceurs), le guide avec des conseils et des images, fixes ou animées (les meilleurs tutos sont des vidéos) — succession de gestes qui rappelle la tradition familiale (l’enseignement des pratiques par la démonstration) : la cuisine, la couture, la vigne, le bricolage se transmettent de la mère à la fille, du père aux enfants.

5. Plus intéressante que les recommandations qui sautent immédiatement aux yeux (ne plongez pas un appareil électrique dans l’eau) : l’esthétique, c’est-à-dire l’atmosphère, les croyances, les présupposés, perceptibles dans le choix des polices de caractères, dans la mise en page, la perspective des figures, l’angle d’attaque, les champs lexicaux, la tonalité employée, etc. Les conseils d’utilisation tiennent compte du niveau de vie probable du consommateur (en fonction du prix fixé et de la gamme du produit) — au mode d’emploi, correspond un mode de vie. L’évolution du rôle de la femme, l’émancipation même des enfants s’y lisent de décennie en décennie ; également la montée d’un hygiénisme agressif au XIXe siècle puis le basculement vers la prudence, le confort et la sécurité.

— Un réactif

6. Plus qu’une esthétique, c’est presque une poétique — un arrangement de moyens sémiologiques (des signes) destinés à produire un effet psychique (des impressions) — que mettent en œuvre les notices d’utilisation ; en est juste absente la dimension essentielle de l’art : l’élévation de l’âme. Relisez l’informe charabia appelé à guider le montage d’un meuble, avec le chaos de diverses langues qui se chevauchent et forment un espéranto de pacotille où nul locuteur ne trouve son bonheur.

7. Le mode d’emploi ne se comprend, en effet, que dans un contexte marchand et, plus encore, dans un système d’économie de marché (à la consommation de masse répond une production de masse, rationalisée et standardisée). Rien de bien surprenant pour un lecteur abreuvé d’avertissements et de consignes en tous lieux et à toutes heures de la journée. Il n’est que de regarder autour de vous : partout des messages, des mots, des logos, des pictogrammes, des plans. Et nul besoin de sortir pour cela : un simple paquet de café donne plus d’informations qu’un article de dictionnaire — on y parle de commerce équitable, de culture exotique, de qualités nutritionnelles… Quelle fumisterie !

8. Et maintenant songez que vous baignez dans les modes d’emploi, les argumentaires de vente, les affiches publicitaires, les avertissements publics, les sondages d’opinions, etc. Toute la liturgie d’une époque — celle qu’aura connu l’autrice et dont la mémoire irrigue, malgré elle, la pensée (rien n’est plus tenace qu’un spot télé, un jingle radio, un slogan percutant) —, époque insensée qui prétend rendre les gens heureux en les inondant d’injonctions irréalistes (la représentation du corps féminin dans la publicité entretient une violence symbolique systémique) et, bien sûr, leur refourgue une camelote nuisible et polluante dont ils n’ont même pas besoin. De la réclame comme d’une propagande insidieuse et nauséabonde.

Illustrations

Orazio GENTILESCHI et Giovanni LANFRANCO, Sainte Cécile et l’ange, 1617/1627, National Gallery of Art, Washington.
LE DOMINIQUIN, Saint Jean l’Évangéliste, 1624/1629, National Gallery, Londres.
Nicolas RÉGNIER, Saint Matthieu et l’ange, 1622/1625, Musée d’art Ringling, Sarasota (Floride).
Guido RENI, Saint Matthieu et l’ange, 1635/1640, Pinacothèque vaticane.

1
Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Emploi, I, 1, Spécialement.
2
Ibid., V° II. Mode, II.
3
« La délivrance ou la mise en service du bien s’accompagne de la remise de la notice d’emploi et des instructions d’installation ainsi que, s’il y a lieu, du contrat de garantie commerciale. » (Code de la consommation, article L. 216-4, en vigueur depuis le 1er oct. 2021).
4
Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Descriptif, 2, Par extension.
5
Ibid., V° Normatif. Notons que le Dictionnaire de l’Académie française ignore le mot prescriptif, la prescription étant la « Règle, recommandation formulant expressément ce que l’on doit faire ou ne pas faire. » (Ibid., V° Prescription, 1).