1. Le tissage du monde
1. Les fils (« long[s] brin[s] de matière textile »1Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., V° Fil, I.) qui actionnent le monde et règlent sa marche forment la texture du Cosmos. Comme le créateur ne disposait pas d’un métier à tisser suffisamment grand pour ourdir un univers de si vaste envergure, il fut contraint d’abandonner la traditionnelle technique de l’entrelacement des fils de chaîne et de trame.
2. De même, croiser puis enchevêtrer des cordages — filins, grelins et câbles — n’aurait guère donné résultat plus probant, tant il fallait un espace-temps suffisamment plastique et sophistiqué pour supporter le grain et le train de la matière.
3. C’est par le recours aux mathématiques que le Cosmos fut engendré : la géométrie, l’algèbre et l’arithmétique purent guider le positionnement des composants, équilibrer les forces de soutènement, assurer l’élasticité de l’espace-temps.
4. Ce n’est point de la confusion que la création du monde fut accouchée. La trame du Cosmos se tressa comme une toile d’araignée en trois dimensions, extrêmement fine et dense, comme un nuage de bribes, de bris et de débris emmêlés, au grammage craquelé, granuleux, fractionné.
5. Ce que les hommes devaient ensuite imaginer comme un primitif remue-ménage hasardeux fut en réalité une magistrale orchestration, tant vibratoire qu’harmonique : une polyphonie de poussières discontinues — les flocons éthérés d’une neige cosmique — forma progressivement une dentelle de corpuscules imbriqués.
6. La répétition de motifs — tels les Saint-Jean de la tenture de l’Apocalypse — battit la mesure et scanda la progression de cette astronomique broderie atomique. Des enluminures de quanta capricieux achevèrent d’entortiller les pleins et les déliés sidéraux. Les filaments du firmament venaient de forger les nervures et la courbure de l’espace-temps.
2. La trame du monde
7. L’espace-temps est une sorte de milieu ambiant, un bain de gélatine sans substance ou encore, selon le mot d’Einstein, un « mollusque de référence »2Albert EINSTEIN, La relativité, 1956, Paris, éd. Payot, p. 115..
8. Imaginez une immense structure à claire-voie, un fin quadrillage de coordonnées spatiales et temporelles qui se modifient à chaque tressautement d’une masse, à chaque propagation d’une onde et dans lequel évoluent ou roulent les astres, les choses, les êtres. Ainsi, les planètes ne tournent pas autour du Soleil : elles épousent la cambrure de l’espace-temps due à sa déformation par l’imposante masse solaire.
9. L’espace-temps étant un continuum, c’est-à-dire un « ensemble dont les éléments constituent un tout indissociable »3Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Continuum., l’espace et le temps s’estompent et se confondent en un même écheveau que votre propre corps déforme — certes de façon imperceptible — dès lors que vous bougez. À grande échelle, l’espace et le temps s’interpénètrent donc et s’amalgament ; ce n’est qu’à l’échelle des hommes que le temps et l’espace sont aussi distincts qu’absolus.
10. Cela dit, l’espace et le temps n’existent qu’au sein du Cosmos ; l’avant-Cosmos et l’après-Cosmos — autant dire l’outre-Cosmos — connaissent d’autres dimensions, d’autres grandeurs selon lesquelles leur monde se déploient. C’est par différence, par une vaine comparaison, que l’on peut deviner l’essence du Cosmos, effleurant le tissu de la réalité.
11. D’ailleurs, l’espace et le temps ne sont pas seuls à meubler le monde : indépendamment des objets stellaires et planétaires, il existe une matière et une énergie noires. La première — la matière noire — a servi à la construction de l’univers comme support : elle constitua l’échafaudage qui devait soutenir la matière ordinaire lors de sa dispersion4Le vivant aussi utilise des échafaudages transitoires : « […] la mort cellulaire sculpte notre forme interne et externe. Elle sculpte la forme de nos bras et de nos jambes, puis la forme de nos mains et de nos pieds qui apparaissent tout d’abord sous la forme de moufles, nos doigts étant réunis par des tissus interdigitaux. Puis la mort élimine les tissus qui joignent nos doigts et nos orteils, entraînant leur individualisation. » (Jean-Claude AMEISEN, « La mort au cœur du vivant », Revue française de psychosomatique, vol. 32, n° 2, 2007, §23)., de sa configuration puis de son positionnement.
12. La seconde — l’énergie noire — s’assimile plutôt à une balance qui compense et stabilise toutes les autres énergies du Cosmos : c’est elle qui maintient l’équilibre des constantes tandis que se déroule La vie sur Terre. Un système de soupapes — les trous noirs, trous blancs et trous de ver — assure la régulation de l’ensemble.
13. En somme, l’essentiel du Cosmos n’est pas constitué de matière mais de traces de matière, d’empreintes laissées par le passage des énergies, de substances dépourvues de fibres mais orchestrées en un céleste ballet.
Références
- Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Continuum & Fil.
- Jean-Claude AMEISEN, « La mort au cœur du vivant », Revue française de psychosomatique, vol. 32, n° 2, 2007, pp. 11-44.
- Albert EINSTEIN, La relativité, 1956, Paris, éd. Payot, 224 p.
Illustrations
- Tapis de cour à décor saz, 1585/1600, Musée du Louvre, Paris.
- Tapis à double niche dit « transylvanien », Turquie, 1600/1800, Musée du Louvre, Paris.
- Tapis à décor d’arabesques et couronnes de fleurs dit « gol-e farangi », Iran, 1850/1915, Musée du Louvre, Paris.
- 1Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., V° Fil, I.
- 2Albert EINSTEIN, La relativité, 1956, Paris, éd. Payot, p. 115.
- 3Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., V° Continuum.
- 4Le vivant aussi utilise des échafaudages transitoires : « […] la mort cellulaire sculpte notre forme interne et externe. Elle sculpte la forme de nos bras et de nos jambes, puis la forme de nos mains et de nos pieds qui apparaissent tout d’abord sous la forme de moufles, nos doigts étant réunis par des tissus interdigitaux. Puis la mort élimine les tissus qui joignent nos doigts et nos orteils, entraînant leur individualisation. » (Jean-Claude AMEISEN, « La mort au cœur du vivant », Revue française de psychosomatique, vol. 32, n° 2, 2007, §23).