Comment sortir de son bocal

« Les gens croient poursuivre les étoiles et ils finissent comme des poissons rouges dans un bocal. »1Muriel BARBERY, L’Élégance du hérisson, 2006, Paris, éd. Gallimard, Pensée profonde n°1.

1. Penser son univers. Chaque habitant de la Terre voit le monde depuis sa place, à travers sa fenêtre et son regard. En une vie entière, il n’en perçoit qu’une infime parcelle.

Il écoute les autres raconter ce qu’ils voient de leur lucarne, il regarde les photographies rapportées du bout du monde, il s’intéresse aux découvertes scientifiques et, avec ses observations, ses déductions, toutes ces bribes et poussières d’étoiles, chaque être humain se bricole et recrée son univers.

Mais l’image qu’il s’en fait n’est pas ce qui est. C’est ce qu’il peut en voir ou en imaginer et qui forme son propre monde.

2. Vivre dans des histoires. Nous passons notre vie dans des univers mentaux. Nous déployons nos relations et nos activités dans un tissu de jeux sociaux et d’histoires qui organisent la coopération entre les êtres humains.

L’entreprise, l’école, la famille, le village ou la société sont des histoires et des jeux de rôles qui structurent notre existence, individuelle et collective, et qui lui donnent du sens.

Nos habitudes, nos évidences et nos préjugés forment ainsi, pour chacun d’entre nous, une sorte de bocal, un bocal virtuel, les limites indépassables de notre monde intérieur.

3. Nager dans son bocal. Ce bocal — que par définition l’on ne voit pas — constitue un horizon, un espace mental d’autant plus dangereux qu’on n’en ressent pas les frontières. Jour après jour, mois après mois, on se rend compte qu’on tourne en rond.

C’est qu’on ne change pas de vie en faisant continuellement le tour du même bocal (2). Sauter de bocal en bocal ou vivre simultanément dans plusieurs bocaux est ainsi un bon moyen de donner une nouvelle impulsion à son existence, d’en créer une sur-mesure (3).

Encore faut-il accepter cette révélation que chaque être humain vit dans un bocal, petit ou grand (1).

« J’appelle mondains, terrestres ou grossiers ceux dont l’esprit et le cœur sont attachés à une petite portion de ce monde qu’ils habitent, qui est la terre ; qui n’estiment rien, qui n’aiment rien au-delà : gens aussi limités que ce qu’ils appellent leurs possessions ou leur domaine, que l’on mesure, dont on compte les arpents, et dont on montre les bornes. »2Jean DE LA BRUYÈRE, Les Caractères, 1688, Paris, éd. Flammarion [1880], p. 342.

1. Révéler son bocal

4. Limiter son existence. Il arrive qu’on revoie par hasard, dix ou quinze ans après, d’anciens amis ou de vagues connaissances qui n’ont pas bougé d’un iota. Ils ont les mêmes expressions à la bouche, ils font les mêmes choses, ils fréquentent les mêmes gens. Ils n’ont pas mûri, ils ont juste un peu vieilli. D’année en année, ils ont fait le tour de leur bocal, du même bocal. C’est ce que décrit le concept (trop à la mode) de zone de confort3« Ce qu’on appelle traditionnellement la zone de confort, c’est cet ensemble d’activités, d’habitudes ou de comportements qui vous sont familiers et dont vous n’osez sortir par peur des jugements extérieurs ou de l’échec. » (Jean-Baptiste, « Comment sortir de votre zone de confort ?« , Réussite personnelle [en ligne])..

5. Ainsi chaque bocal est-il un univers mental relativement étanche, fait d’un territoire et d’un décor (une ville, un quartier, une ferme, une usine), de personnages et de rôles (une profession, une institution, une lutte, une passion, chacune ayant son style et ses réseaux), d’usages et de coutumes (un langage, des comportements, des gratifications, des exclusions).

Jacques BREL en propose une autre vision, celle de la bêtise par paresse, de la sclérose mentale qui guette celui dont la vie se réduit à un dé à coudre :

« La bêtise, c’est de la paresse. […] La bêtise, c’est un type qui vit et qui se dit « ça me suffit, je vis, je vais bien, ça me suffit ». Et il se botte pas le cul tous les matins en disant : « c’est pas assez, tu ne sais pas assez de choses, tu ne vois pas assez de choses, tu ne fais pas assez de choses ». C’est de la paresse, la bêtise. »4Jacques BREL, interview, Knokke-le-Zoute, 1971.

6. Structurer son existence. Chaque être humain vit (ou a vécu) dans un ou plusieurs mondes5Ces mondes sont en fait des totalités d’appartenance, des systèmes (culturels, mentaux) qui façonnent ceux qui s’y trouvent. Naître à une époque donnée en un lieu donné porte à vivre et à penser d’une certaine façon., qui peuvent se superposer : le monde grec ou celui de la musique, les cités mayas ou l’empire mongole, le monde des géographes ou le grand monde, le monde des bikers, celui des startupers, le monde ouvrier, l’édition, le sport, la mode, l’université.

Ces mondes se décrivent au plan sociologique comme des cultures ou des sous-cultures, faits d’habitus6En sociologie, l’habitus est un « comportement acquis, caractéristique d’un groupe social, quelle que soit son étendue, et transmissible au point de sembler inné. » (LAROUSSE, Dictionnaire en ligne, Habitus, 2)., de valeurs et de langages. Ils sont également constitutifs de statuts ou de classes, qui jouent sur des éléments d’appartenance7Être « comme » ceux du groupe auquel on appartient. et de différenciation8Se distinguer des autres groupes par un style de vie, des possessions, des centres d’intérêts..

7. Ces mondes — qui se concrétisent donc en groupes sociaux9On se fréquente entre gens du même monde., en lieux de vie10On se retrouve dans les mêmes endroits., en catégories mentales11On classe les choses et les êtres selon des critères partagés. On a les mêmes tabous.  — sont évidemment vecteurs de préjugés, de conformisme, de conservatisme. Un mode de vie devient inévitablement mode de pensée. « Il faut vivre comme on pense, sinon tôt ou tard on finit par penser comme on a vécu »12Paul BOURGET, Le Démon de midi, 1914, Paris, éd. Plon-Nourrit..

Ce conseil — moins pris au sérieux qu’il ne devrait — met le doigt sur nos réflexes d’économie, d’inertie, de moindre effort. On comprend, dès lors, qu’il est difficile d’évoluer en restant dans le même bocal. Mais changer de bocal n’est guère plus évident.

« On est tous, finalement nous en tant qu’individu, dans une sorte de labyrinthe dont les parois sont transparentes et qui nous amènent à croire que nous sommes libres alors que nous ne faisons que suivre un chemin qui est plus ou moins pré-tracé par ce que nous avons appris à vouloir être et par ce que nous désirons ou croyons désirer individuellement. » 13Agnès Giard, dans « Acoustique de l’érotisme », émission de radio, France culture, 25 novembre 2015.

2. Changer de bocal

8. Relativiser le confort. Le confort est la plaie du genre humain — le confort physique assurément (en témoignent la sédentarité excessive et l’obésité croissante), mais plus encore le confort moral. Le racisme ou la misogynie, par exemple, ne sont que des habitudes de pensée, des a priori qui ont la vie dure et pourrissent la vie des autres. Qu’il est difficile de changer d’opinion, de critiquer son éducation, de se remettre en cause…

9. Le confort est avant tout le résultat de l’habitude, d’une habitude tranquille qui épargne un effort colossal (celui de penser), d’une tranquillité d’esprit qui protège de la peur (la peur de soi et la peur des autres, la peur du ridicule et la peur de l’échec, mais également la peur de la réussite, de l’élévation). Rien n’est plus dangereux que de laisser le confort d’un portefeuille bien garni présider à l’exercice du sens critique.

10. Ouvrir la fenêtre. Changer de bocal ne se fait pas du jour au lendemain. Mais est-ce ce que vous souhaitez ? Mieux vaut faire un pas après l’autre… Commencez par plaquer vos mains sur les parois de votre monde pour en sentir les limites. Entrouvrez la fenêtre pour faire entrer un peu d’air frais.

Dévissez le couvercle qui ferme votre prison. Soulevez petit à petit le plafond de verre. Ne brisez rien. Allez-y progressivement. Faites une chose nouvelle puis une autre. Lancez-vous de petits défis. Tentez des expériences inattendues.

11. Et si vous tombez de vélo, remettez-vous en selle. Quitter son bocal est un vrai changement de vie. C’est un bouleversement, un acte spectaculaire — tel que déménager, démissionner ou divorcer — qui est la conséquence d’une prise de conscience progressive.

Ne quittez pas votre zone de confort, étendez-la. Le changement exige du courage et de la confiance en soi, toutes choses qui s’acquièrent avec le temps et l’expérience.

3. Sauter de bocal en bocal

12. Dégager l’horizon. Nageant dans son bocal, chacun croit faire partie du vaste monde qu’il devine à travers la paroi de verre. Mais un monde n’est qu’un monde. Et le vôtre n’est pas le monde entier.

L’horizon visible ne marque pas la fin des mers navigables, la Terre ne s’arrête pas au bout du jardin14« Par la fenêtre entr’ouverte, elle pouvait voir au bout de l’allée, entre deux hortensias, la grille de fonte peinte en blanc, qui fermait son petit univers, à la limite d’un champ de poireaux… » (Georges BERNANOS, Sous le soleil de Satan, 1926, éd. Plon-Nourrit et Cie, p. 40-41).. Il faut sortir de son bocal, ouvrir un livre de botanique, visiter un pays pour découvrir qu’il existe d’autres choses au-delà de ce qu’on imaginait.

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. »15René DESCARTES, Le discours de la méthode, 1637, première partie.

13. CONFUCIUS enseignait que « la vraie connaissance est de connaître l’étendue de son ignorance. » Contrairement à ce que dit l’adage, la curiosité n’est pas un vilain défaut. C’est même le moteur de la créativité de touche-à-tout comme LÉONARD DE VINCI ou NADAR16Contemporain de l’invention de la photographie, NADAR devint le photographe des stars de l’époque, dont George SAND. C’est lui qui donna ses lettres de noblesse au portrait photographique, inventa la photographie aérienne, photographia pour la première fois les catacombes et réalisa, avec son fils, le premier entretien journalistique (interview et photo d’Eugène CHEVREUL)..

Cherchez à en savoir plus, franchissez vos propres limites, quitte à rebrousser chemin si vous vous êtes égaré. S’ouvrir de nouveaux espaces mentaux : c’est à cela que sert de nager dans de nouveaux bocaux.

« Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère […] »17(Jean DE LA BRUYÈRE, Les Caractères, 1688, Paris, éd. Flammarion [1880], p. 83).

14. Se mettre en difficulté. On n’apprend pas à nager dans le petit bain. On ne danse pas le corps enfermé dans un carcan. On ne prend pas son envol depuis un champ de pâquerettes. Il faut se mettre en danger, sauter dans le vide, essuyer des échecs. Il n’y a que comme ça qu’on peut apprendre, maîtriser des techniques complémentaires, aller au bout d’une passion.

Au-delà de l’apprentissage, une société de l’incertitude telle que la nôtre commande de parfois nager en eaux troubles pour se maintenir à flot. C’est encore plus vrai du monde de l’entreprise. Changer de point de vue permet d’élargir sa vision du marché, de découvrir de nouvelles opportunités, de renouveler son offre, quand l’immobilisme conduit à voir sa marge sans cesse grignotée.

15. Choisir sa vie. Dans chaque destin, la préférence est donnée à l’une des deux aspirations contradictoires de l’humanité : l’immobilité18La rigidité, la tradition. ou le mouvement19L’adaptation, l’innovation.. Le dedans et le dehors du bocal marquent une opposition tranchée entre le confort et l’inconfort, la sécurité et l’insécurité, le connu et l’inconnu20J’aimerais pousser l’analogie plus loin en superposant une autre opposition : le nomadisme et la sédentarité..

Il y a évidemment un choix à faire. On concilie rarement stabilité et mouvement, abondance et frugalité, ordre et fantaisie — du moins pas en même temps. Passer de l’un à l’autre permet d’évoluer, de progresser sur son chemin et, finalement, d’inventer sa vie.

Références

— Ouvrages

— Autres

Illustrations

  • Thomas Benjamin KENNINGTON, Idle Hours (a.k.a. The Goldfish Bowl), 1892, coll. particulière.
  • Philip DE LÁSZLÓ, John, le cinquième fils de l’artiste, 1918, coll. particulière.
  • Charles Edward PERUGINI, The Goldfish Bowl, vers 1870, coll. particulière.
  • William DANIELS, The Goldfish Bowl, 1868, Broadway Museum and Art Gallery, Broadway (Angleterre).
  • 1
    Muriel BARBERY, L’Élégance du hérisson, 2006, Paris, éd. Gallimard, Pensée profonde n°1.
  • 2
    Jean DE LA BRUYÈRE, Les Caractères, 1688, Paris, éd. Flammarion [1880], p. 342.
  • 3
    « Ce qu’on appelle traditionnellement la zone de confort, c’est cet ensemble d’activités, d’habitudes ou de comportements qui vous sont familiers et dont vous n’osez sortir par peur des jugements extérieurs ou de l’échec. » (Jean-Baptiste, « Comment sortir de votre zone de confort ?« , Réussite personnelle [en ligne]).
  • 4
    Jacques BREL, interview, Knokke-le-Zoute, 1971.
  • 5
    Ces mondes sont en fait des totalités d’appartenance, des systèmes (culturels, mentaux) qui façonnent ceux qui s’y trouvent. Naître à une époque donnée en un lieu donné porte à vivre et à penser d’une certaine façon.
  • 6
    En sociologie, l’habitus est un « comportement acquis, caractéristique d’un groupe social, quelle que soit son étendue, et transmissible au point de sembler inné. » (LAROUSSE, Dictionnaire en ligne, Habitus, 2).
  • 7
    Être « comme » ceux du groupe auquel on appartient.
  • 8
    Se distinguer des autres groupes par un style de vie, des possessions, des centres d’intérêts.
  • 9
    On se fréquente entre gens du même monde.
  • 10
    On se retrouve dans les mêmes endroits.
  • 11
    On classe les choses et les êtres selon des critères partagés. On a les mêmes tabous.
  • 12
    Paul BOURGET, Le Démon de midi, 1914, Paris, éd. Plon-Nourrit.
  • 13
    Agnès Giard, dans « Acoustique de l’érotisme », émission de radio, France culture, 25 novembre 2015.
  • 14
    « Par la fenêtre entr’ouverte, elle pouvait voir au bout de l’allée, entre deux hortensias, la grille de fonte peinte en blanc, qui fermait son petit univers, à la limite d’un champ de poireaux… » (Georges BERNANOS, Sous le soleil de Satan, 1926, éd. Plon-Nourrit et Cie, p. 40-41).
  • 15
    René DESCARTES, Le discours de la méthode, 1637, première partie.
  • 16
    Contemporain de l’invention de la photographie, NADAR devint le photographe des stars de l’époque, dont George SAND. C’est lui qui donna ses lettres de noblesse au portrait photographique, inventa la photographie aérienne, photographia pour la première fois les catacombes et réalisa, avec son fils, le premier entretien journalistique (interview et photo d’Eugène CHEVREUL).
  • 17
    (Jean DE LA BRUYÈRE, Les Caractères, 1688, Paris, éd. Flammarion [1880], p. 83).
  • 18
    La rigidité, la tradition.
  • 19
    L’adaptation, l’innovation.
  • 20
    J’aimerais pousser l’analogie plus loin en superposant une autre opposition : le nomadisme et la sédentarité.